Vayechev – Quand germe la haine entre frères

Vayechev – Quand germe la haine entre frères

La parachat Vayéchev nous confronte à l’un des plus grands drames de toutes les sections de la Thora, celui de la détérioration et la désagrégation de la relation entre Yossef et ses frères. La colère et la jalousie des Chevatim vis-à-vis de Yossef s’exacerbent jusqu’à former le projet de le tuer purement et simplement. Cet épisode tragique vient s’ajouter à la liste déjà chargée des dissensions fraternelles relatées dans le livre de Bérechit. Caïn a tué son frère Hével, Essav a conçu l’idée de tuer Yaacov, les deux sœurs, Rahel et Léa, sont en concurrence pour gagner le cœur de Yaacov. Malgré tout, il semble que l’histoire de Yossef et ses frères soit la plus significative d’entre toutes. La rivalité qui existe entre les fils de Léa et ceux de Rahel va accompagner toute l’Histoire du peuple d’Israel.

Une question importante préoccupe nos esprits : quelle est la source de cette haine si profonde ? Même si le Texte décrit comment Yossef rapportait les mauvais comportements de ses frères à son père, ce n’est apparemment pas la véritable cause de cette rancœur. En effet, il est explicité plus loin dans le verset que leur aversion à son égard venait du fait que « son père l’aimait (Yossef) plus que tous ses frères ».

Furent-ils tout simplement jaloux de leur petit frère, orphelin de mère, que leur père aimait et avait gratifié d’une tunique spécifique ? Est-ce vraiment de cela qu’il s’agit ?!

Il nous importe également de comprendre la raison des paroles médisantes que rapportait Yossef à son père, au point qu’il soit dit ‘tout le mal que Yossef voyait en ses frères, les fils de Léa, il le rapportait à son père’ comme le rapporte Rachi. Cela semble spécialement provocateur ! Est-ce bien sage et prudent de la part du jeune frère d’intervenir dans le domaine de l’éducation de ses grands frères ? Quant au propos lui-même, le fait de consommer les membres d’un animal vivant et d’être soupçonnés de mauvaises mœurs apparaît encore plus surprenant, car l’on ne peut pas concevoir que les Chivté-ka aient pu chuter au point d’être amenés à commettre d’aussi graves méfaits.

L’essentiel de la descendance de Yaacov – Yossef

Nous relevons que la Thora accorde à Yossef l’apanage de la descendance de Yaacov : « Voici la descendance de Yaacov – Yossef ». Comment est-il possible d’exprimer les choses de la sorte, lorsqu’on sait que Yaacov a douze enfants ?! Rachi rapporte un midrach agada qui explique que la raison pour laquelle la Thora relie la descendance de Yaacov à Yossef tient dans sa ressemblance trait pour trait avec son père, et aussi dans le fait que tout ce qui arriva à Yaacov arriva également à Yossef. Mais il nous reste néanmoins à comprendre en quoi le fait de ne pas ressembler à son père prive la personne du titre de descendant ?!

Il apparaît que le fond du sujet tient dans le fait que Yossef, dans sa nature-même, ressemblait à son père. C’est le sens du midrach lorsqu’il exprime que tous les événements de la vie de l’un se sont reproduits dans la vie de l’autre. Le Maharal affirme que cela nous enseigne que Yossef était tout simplement le prolongement de Yaacov. Pour la même raison, Essav détesta Yaacov, et les frères détestèrent Yossef ! Comment appréhender tout cela ?

Une authenticité qui leur coûta très cher

Le Maharal explique que Yaacov et Yossef se distinguaient tout particulièrement par leur dimension morale. Or, une personne « différente » est par nature détestée des autres, qui parfois, peuvent même chercher à la faire disparaître.

Aborder la différence comme étant une opportunité de découverte, d’enrichissement, est hélas bien rare. Bien souvent, elle nous semble indue, et dans le meilleur des cas nous n’apprenons qu’à la « tolérer », pour ne pas dire la « supporter ». Le danger est que la différence génère une tension qui mène jusqu’à l’exclusion. C’est là que s’installe la haine, provenant de la rupture et la distance induite, plus que de la différence elle-même.

Yaacov était un homme d’un niveau élevé, il vivait coupé du monde. Sa dimension était profondément intérieure et sa nature le portait à être cet homme intègre, assis à étudier dans la tente. C’est pourquoi Essav, homme de terrain et d’action, éprouva envers son frère un ressenti de scission. Il perçut qu’il ne pouvait s’identifier à lui. C’est ce qui engendra une profonde haine à son égard.

Pareillement pour Yossef Hatsadik. Il ressemblait à son père non seulement par la tournure des évènements de sa vie, mais également par son aspect physique et ses traits de visage. Nul doute que l’éclat du visage d’un homme témoigne de sa profondeur et de son intériorité. De même que son père, Yossef était pourvu d’une intériorité pure. Cette qualité se révélera par la suite dans toute sa splendeur, le faisant résister lors de l’épreuve ultime face à la femme de Potifar.

Yossef est la représentation d’une authenticité et d’une droiture qui ne laissent place à aucun remous, c’est pourquoi il est spécifiquement dénommé dans le texte comme « tsadik – juste », dans la mesure où il a conservé ce titre du début à la fin !

L’intérieur se découvre toujours en dernier

Le Maharal ajoute (hidouché agadot baba batra 123) que c’est également ce qui justifie cet amour particulier de Yaacov pour Yossef, et la raison pour laquelle il était dénommé le « fils de sa vieillesse ».  L’essence d’une chose est toujours intérieure, tandis que son existence est quant à elle apparente. Ainsi en va-t-il de Yaacov et Essav ; celui qui a émergé et est sorti le premier était bien Essav, qui était complètement extraverti. Malgré tout, en vertu de sa nature, Yaacov était bel et bien l’aîné !

De même, Yossef était également l’aîné au regard de sa nature, et c’est justement pour cette raison qu’il naquit après les autres fils. L’intériorité d’une chose émerge en dernier lieu ! C’est ainsi que Yossef dévoila ses vertus et sa dimension morale à l’occasion de l’épreuve ultime. Selon le Maharal, cela rejoint également l’affirmation du Talmud (baba metsia 84) que le mauvais œil n’a pas d’emprise sur la descendance de Yossef. En effet, le mauvais œil n’a de prise que sur l’extériorité décelable par l’œil, et non sur les qualités intérieures.

Cette dimension de Yossef lui valut d’être séparé de ses frères au point d’être dénommé par son père avant sa mort « Nezir E’hav – dissocié de ses frères » (Bérechit 49; 26). La scission naquit de cela, et fut ce qui engendra finalement cette haine impressionnante.

Tout cela nous permet peut-être de comprendre la raison des propos tenus par Yossef sur ses frères. Au point de rupture entre les uns et les autres, il n’existe plus de possibilité de s’entendre et de se comprendre, et personne ne peut parvenir au fond de la pensée de l’autre. C’est l’incompréhension mutuelle, ni plus ni moins ! Le Sefat Emet explique (Vayechev année 636) qu’étant détaché de tout soupçon de faute, Yossef ne pouvait supporter d’envisager la plus minime défaillance dans la conduite de ses frères. Il n’admettait pas la moindre once de déviation du chemin de vérité. Il les jugea selon son propre niveau, c’est pourquoi tout ce qui ne correspondait pas à ses critères propres passait à ses yeux pour des fautes les plus graves.

Yossef en quête de fraternité

Yossef a agi en fonction de ce qu’il croyait et pensait réellement, il n’avait pas imaginé de telles conséquences. Au contraire, dit le Maharal (Netsah Israel), Yossef est comme le cœur qui dispense le sang à tous les organes du corps, son objectif était de former une organisation saine et équitable entre tous les frères. Et c’est effectivement ce qui se passa à la fin de l’épisode de la vente : Yossef sera capable d’éponger sa vente comme esclave, il ravalera en silence les diffamations et la honte dont il a été couvert, car au-delà de tout cela, le sentiment de fraternité l’emportera. Il ne chercha jamais à se venger, et lorsqu’il se fit connaître à ses frères, il leur dit « Ne soyez pas irrités contre vous-mêmes de m’avoir vendu » (Béréchit 45; 5). Il tirait cette force de sa mère Rahel, qui avait transmis à sa sœur Léa les signes de reconnaissance, s’effaçant elle-même, passant sur son honneur personnel, annulant ses rêves de devenir l’épouse du tsadik et construire le peuple d’Israel…, tout cela pour épargner à sa sœur de subir les affres de la honte.

C’est pourquoi, lorsque au début Yossef se rend compte de la haine tenace que lui vouent ses frères, il essaye par tous les moyens d’apaiser la situation et demande de leurs nouvelles, mais en retour, les frères « ne peuvent lui parler en paix ». En quête de ses frères, pour accomplir l’ordre de son père, Yossef demande à l’homme croisé en chemin « Je cherche mes frères, dis-moi je t’en prie où ils font paître le bétail ». Il va chez ses frères empli d’un élan de fraternité. Mais on lui répond que ses frères « sont partis de là », ce que Rachi explique : ils ont quitté tout sentiment fraternel. Cette réplique laisse entendre que Yossef a raté le moment opportun, ses frères ne sont plus disposés à écouter des paroles de paix ou de fraternité.

L’enfant «chouchou», mythe ou réalité ?

Les querelles et autres embrouilles entre frères et sœurs existent dans chaque famille. Mais, de là à la haine ou la rupture des relations, il y a une très grande marge. L’une des cause de ce type de manifestation provient du fait que les parents peuvent parfois témoigner une préférence pour un enfant privilégié – « le syndrome de Caïn », ce qui devient potentiellement explosif pour la relation fraternelle.

Un écrivain américain affirmait avec humour : « 95% des parents ont une préférence pour un enfant, et les 5% restant sont des menteurs ! ». Est-ce vrai ou faux ? Ce n’est pas le sujet de notre article, mais certes, la plupart des parents répondront automatiquement qu’ils aiment tous leurs enfants de la même manière. Cependant, de nombreuses études prouvent qu’en termes de ressenti chez les enfants, ce sentiment de préférence pour un enfant est beaucoup plus fréquent qu’il n’y paraît.

D’ailleurs, nos Sages dans le Talmud (chabbat 10b) nous ont mis en garde qu’ « une personne ne devrait jamais distinguer l’un de ses fils parmi les autres, en lui accordant un traitement préférentiel, de peur qu’ils ne viennent à la concurrence et à la jalousie comme les frères de Yossef » (Rambam lois relatives aux héritages 6; 13).

Lorsque cette discrimination est conséquente, le risque de dissension fraternelle augmente. Comment cela se termine-t-il ? Cela dépend bien sûr des cas et des personnes. Il semble que cela soit conditionné au phénomène engendré – la brouille a-t-elle entraîné une rupture des relations entre les protagonistes ou pas ?!

Pour conclure…

Notre paracha nous apprend la gravité de la conséquence d’une rupture relationnelle entre les uns et les autres. Les disputes entre frères ont toujours existé et font partie de la vie. Dans certains cas, elles témoignent même d’une relation saine. Tout cela, à la condition que les parties veillent à préserver le canal de communication approprié et à ne pas tomber dans la rupture, au point d’en arriver à occulter l’existence-même de l’autre. La paracha nous apprend également combien il est important de rapprocher et même de témoigner de l’affection envers celui qui se fourvoie et se trompe, et cela, même en dépit de son éloignement et même si ses actions sont détestables.

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

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