Parachat Vayichla’h – Des limites qui repoussent les frontières

Parachat Vayichla’h – Des limites qui repoussent les frontières

Yaacov et ses enfants, deux attitudes différentes dans l’histoire de Dina

Notre paracha fait ressortir une attitude radicalement contradictoire entre Yaacov et ses propres fils. Après avoir appris que sa fille Dina a été prise de force par Chkhem et violentée par lui, Yaacov garde le silence, il ne réagit pas, se tait et attend la réaction de ses fils. Par contre, les Chevatim, dès l’annonce de cette tragédie, sont immédiatement en furie « Comment une infamie pareille a -t-elle pu se passer en Israel ?! » s’exclament-ils.

De même, après que Chimon et Lévi aient passé au fil de l’épée tous les mâles de la ville, Yaacov les réprimande en disant « Vous m’avez dégradé en me rendant détestable auprès des habitants du pays, du cananéen et du phariséen, et nous sommes peu nombreux, ils se rassembleront tous contre moi et me frapperont, et je serai exterminé moi et ma maison ». En contrepartie, Chimon et Lévi répliquent sans hésiter « Devait-on traiter notre sœur comme une prostituée !? »

Devant cette tragédie, Yaacov emploie des arguments réalistes et pragmatiques relatifs à la sécurité de sa famille, tandis que Chimon et Lévi s’attachent plutôt à l’aspect moral.

Même avant sa mort, dans ses brakhot aux Chevatim, Yaacov fait endosser la responsabilité à Chimon et Lévi en disant « Car dans leur colère ils ont tué un homme ». Ces paroles visent Chkhem qu’ils tuèrent sous l’emprise de la colère (Béréchit raba 98; 5)

Quelle est en réalité le fond de la polémique entre Yaacov et ses fils ? Pourquoi Yaacov reste de glace, face à une argumentation qui semble si justifiée de ne pas abandonner Dina à son triste sort ?

Pourquoi Dina plus que sa mère Léa pouvait faire faire Téchouva à Essav ?

Nous trouvons dans le Midrach (Berechit rabba 76; 9) un propos surprenant: celui qui porte la responsabilité de ce qui advint à Dina, n’est ni plus ni moins que Yaacov avinou lui-même ! Avant qu’il ne rencontre Essav, Yaacov cacha Dina pour la soustraire au regard de Essav l’impie et éviter qu’il ne désire la prendre pour épouse. Cela fut compté comme une faute pour Yaacov, car Dina était susceptible de faire faire téchouva à Essav et le ramener vers le bien.

Il y a de quoi être étonné, pourquoi tout à coup prendre le risque que Dina ramène Essav sur le bon chemin en contrepartie de celui, potentiel, qu’il la fasse mal tourner ? Même nos Sages (pessahim 49) ont établi ce principe « Tout celui qui marie sa fille à un ignorant est considéré comme l’engouffrant dans la gueule du lion » ?

Il y a également lieu de s’interroger sur cette récrimination envers Yaacov au sujet de Dina, et non pas envers Léa sa mère, et cela d’autant plus que Léa était prédestinée à se marier avec Essav. Ainsi nos sages (Berechit raba 70) expliquent le passouk « Les yeux de Léa étaient ternes » : ils étaient flétris car Léa pleurait ; elle pensait tomber sous la coupe de Essav. En effet, chacun disait « la grande pour l’aîné et la petite pour le plus jeune » en parlant de Essav et Yaacov. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir attribué également à Léa cette faculté de pouvoir ramener Essav vers le bien ? Pourquoi n’est-elle pas, tout comme Dina, répréhensible sur ce point ?

Une maison protégée ou un patrimoine illimité ?

J’aimerais apporter un éclairage à partir de la guémara (Pessahim 88a) : « De nombreux peuples iront en disant, allez, montons vers la montagne de l’Eternel, pour gagner la maison du D-ieu de Yaacov ». Pour quelle raison est-il dit « D-ieu de Yaacov » et non pas de Avraham ou Ytshak ? Car Yaacov se distingue de Avraham, lequel a mentionné une montagne, et de Ytshak qui a prié dans le champ. Yaacov, lui, a appelé cet endroit « Maison – Bayit », comme il est dit « Il appela le nom de l’endroit Beith-El ».

Yaacov s’est distingué pour avoir été le seul à édifier une maison. De même est-il écrit dans le verset : « Il bâtit pour lui une maison » (Béréchit 33;17). En comparaison avec la montagne et le champ, qui sont des endroits ouverts, la maison est un lieu intime et protégé, un endroit gardé face à la réalité extérieure de la rue. La maison est l’espace intime et privé de la personne.

Pourtant nos sages disent par ailleurs (Chabat 118) « Tout celui qui se délecte du Chabbat, on lui accorde un héritage sans limite, comme il est dit : “Alors tu te délecteras dans le Seigneur, et je te ferai dominer sur les hauteurs de la terre, et je te nourrirai de l’héritage de ton aïeul Yaacov ». Non comme Avraham, à propos de qui il est écrit « Lève-toi et parcours cette terre en long et en large », et non comme Ytshak de qui il est dit « Car à toi et ta postérité Je donnerai ces terres », mais bien comme Yaacov, il est écrit « Tu t’étendras à l’ouest et à l’est, au nord et au sud ».

On relève ici le contraire de ce qui vient d’être affirmé. En effet, par le mérite de Yaacov, nous bénéficierons d’une extension illimitée ! Cela représente l’opposé d’une maison, limitée dans sa dimension spatiale. Comme nous l’avons souligné, la maison est par excellence un endroit préservé, circonscrit et délimité. Comment est-il possible que Yaacov représente une chose et son contraire – à la fois une maison et en même temps un héritage sans frontières ?!

En vérité, il semble que la réponse réside ici dans la question. Pour pouvoir exercer une influence vers l’extérieur, la maison se doit d’être entourée de solides murailles. Lorsqu’on désire en franchir le seuil pour sortir au dehors, il convient d’être armé d’une forte intériorité. Tant que l’intérieur n’est pas suffisamment solide, la pression du dehors risquerait de nous endommager. Par contre, lorsque nous sommes forts dans notre intimité, la sortie vers le monde ne peut qu’exercer une influence alentour. La promesse d’Hachem « Tu t’étendras à l’ouest et à l’est… » fut précisément dite à Yaacov après qu’il eut fondé sa maison.

C’est ce qui justifie qu’en ce qui concerne Léa, aucun reproche ne lui fut fait de ne pas avoir épousé Essav, elle n’avait pas encore de maison ! Mais lorsqu’elle eut construit sa maison avec Yaacov et établi les Chevatim, arriva le moment de sortir exercer une influence sur le monde extérieur. C’est ce qui explique la récrimination vis-à-vis de Dina, issue de la maison de Yaacov et Léa.

La tendance créatrice de Léa, indispensable pour former un collectif

Tâchons néanmoins d’approfondir encore davantage.

N’est-il pas écrit « Dina, la fille de Léa, qu’elle avait enfantée à Yaacov, est sortie pour voir les filles du pays ». Rachi explique : « Le texte mentionne Dina comme fille de Léa et pas comme fille de Yaacov, c’est sa sortie qui lui vaut d’être dénommée fille de Léa, car Léa elle-même sortait, comme il est dit – Léa est sortie à sa rencontre ».

Cette explication semble atteindre aussi bien Dina que Léa. Il y a donc lieu de s’interroger, d’autant plus que Rachi lui-même est le premier à valoriser Léa pour être sortie à la rencontre de Yaacov dans l’intention de multiplier les Chevatim. Léa fut louée pour cette action valeureuse, pourquoi dans ce cas mêler Léa à son désavantage dans l’histoire de Dina ?!

Il semble que l’intention de Rachi soit au contraire précisément d’accorder un mérite à Dina, le verset dévoile à cette occasion l’intention réelle de Dina en sortant voir les filles du pays.

Pour comprendre cela, il convient d’approfondir les qualités de Léa.

Le texte mentionne au sujet de Rahel « Elle était belle de taille et belle d’apparence ». Ces détails viennent nous dire que sa beauté était dévoilée. A côté de cela, « les yeux de Léa étaient ternes » n’a pas pour sens d’affirmer qu’elle n’était pas jolie. Il convient plutôt d’interpréter cela comme le fait que sa beauté était cachée. En réalité, il existe une beauté qui demande plus de temps à être perçue.

Le Zohar dit : Rahel est un univers dévoilé, et Léa un monde dissimulé. On ne relève aucun changement notable chez Rahel, et c’est pourquoi elle engendra Yossef qui sut se maintenir dans sa droiture même lorsqu’il se trouva au cœur de l’impureté de l’Égypte. Il en va de même pour Binyamin qui, de sa vie, ne fauta point. Par opposition, de Léa est issu Yéhouda dont l’essentiel de la grandeur consiste justement à pouvoir reconnaître un épisode à son désavantage, comme avec Tamar. De même en va-t-il avec les autres tribus qui fautèrent lors de la vente de Yossef, et qui néanmoins se repentirent et voulurent se racheter par la suite. Il faut comprendre par-là que Léa sait faire émerger la lumière à partir de l’obscurité. Alors que Rahel est « conservatrice », Léa quant à elle, est plutôt à tendance « créatrice ». Elle aime initier, elle est capable d’innover et de créer un cadre de vie inédit. C’est pourquoi, d’ailleurs, elle put épouser Yaacov à la place de Essav.

Pour cette raison, la majorité des Chevatim devaient être issus précisément de Léa. Contrairement aux Avot, les Chevatim représentent la formation du collectif. En d’autres termes, l’émergence d’un pluralisme. Et pour cela, il fallait une force créatrice et un potentiel d’innovation exceptionnel. Jusqu’alors, la transmission s’était faite au singulier, elle avait été le lot d’un individu unique. La continuité sous forme de groupe est une parfaite nouveauté à ce stade. Cela ne pouvait passer par Rahel qui était plutôt solitaire, mais par Léa qui cachait dans son intériorité un monde bien plus varié, ce qu’elle le prouva avec la naissance des Chevatim.

Dina, l’extension de Léa

Selon cette lecture, l’intention de Rachi apparaît toute autre – elle n’est plus l’expression d’un déshonneur mais tout l’inverse. De même que Léa désirait multiplier les Chevatim et ainsi répandre largement un judaïsme aux multiples formes, Dina avait également pour intention lorsqu’elle sortit voir les filles du pays d’étendre et d’exercer l’influence de sa famille dans le monde.

Cette qualité créatrice de Léa se retrouvait dans une mesure encore amplifiée chez Dina. Cela, car sa naissance suivait celle des Chevatim. Naturellement, chaque tribu détient sa propre caractéristique et spécificité. Dina qui naquit au cœur de cette réalité aux multiples facettes, pouvait poursuivre la voie de sa mère en mode accru, et accomplir la promesse de la Thora « et tu t’étendras etc. ». Dina était pourvue de larges horizons, et à ses yeux, le judaïsme ne pouvait se limiter uniquement à la maison de Yaacov.

Mis à part que Dina avait grandi dans la maison de Yaacov, ce qui ne fut pas le cas de sa mère Léa, elle a pu évoluer au cœur d’une famille nombreuse entourée de ses frères les Chevatim. Les divergences de vue ne manquaient certainement pas. C’est pourquoi, en ce qui la concerne par rapport à sa mère Léa, il existait moins de raison de craindre qu’elle ne se dégrade aux côtés de Essav si elle avait dû l’épouser.

C’est pour cela que l’on reproche à Yaacov d’avoir caché Dina de Essav. Car l’objet même de l’isolement de Yaacov n’était autre que de façonner ce pluralisme pour mieux influencer l’extérieur, et ainsi pouvoir être une lumière pour les nations. Le premier test de cet ordre fut face à son frère Essav.

La leçon de Yaacov : l’influence se fait par l’exemple

Il se peut que Yaacov ait pris conscience de son erreur lorsque survint la tragédie de Dina avec Chkhem. A ce moment-là, il comprit que cela venait comme punition pour avoir caché sa fille à Essav. C’est ce qui peut expliquer la raison de son silence en ces instants : préserver son foyer n’a pas pour objectif de s’exclure radicalement des peuples, mais cette séparation a au contraire pour intention d’être une source de rayonnement pour eux.

Il est désormais possible de dire que le silence de Yaacov après avoir appris ce qui était arrivé à Dina provient du fait qu’il se trouvait dans un moment de bilan intérieur et de remise en question. Il est même possible qu’il ait pensé qu’il y ait dans cette histoire un aspect positif dans le fait qu’ainsi, Dina soit en mesure d’établir un pont entre Yaacov et le vaste monde. C’est pourquoi Yaacov s’abstint de répliquer aussitôt.

Cependant, Chkhem fils de Hamor, en contraignant Dina, tenta de se lier à la Maison de Yaacov avec l’idée de ne faire qu’un seul peuple. C’est ce qui le poussa à proposer de conclure une alliance entre eux – alliance à vocation commerciale et maritale qui permettrait aux deux parties de prospérer. Son intention profonde était d’abattre cette différenciation établie avec Yaacov. Il n’avait pas compris que le peuple juif est un peuple qui demeure solitaire, que ce n’est que par cette distinction fondamentale que Israel peut diffuser sa lumière véritable et communiquer son éthique de vie au monde.

Il n’est pas permis ni même possible de passer sous silence une telle atteinte à la Kédoucha d’Israel. C’est pourquoi Chimon et Lévi sortent en guerre. Ils désirent enseigner aux gens de Chkhem et au monde entier, que même en pratiquant la brith-mila, ils resteront toujours des incirconcis. Il n’existe aucune possibilité de faire unité avec Am Israel et de se fondre avec lui.

Mais Yaacov avinou, qui avait alors assimilé que son but comme peuple séparé était justement d’étendre son influence sur les peuples, voyait les choses tout autrement. Il estimait qu’il ne faut guère opérer de séparation au moyen d’actes de répulsion et encore moins par le biais de violence et de massacres… Ce genre d’actions exécrables n’aboutira jamais à une quelconque influence positive. Cette différenciation est avant tout une exigence pour nous-même, celle de savoir se conduire en vertu de qualités élevées, en hommes dignes. Cela ne vient pas nous conférer des mérites supplémentaires, mais au contraire exige une pureté morale et une droiture au niveau de nos valeurs intérieures.

Message

Le séparatisme d’Israël n’a pas vocation de créer une séparation hermétique vis-à-vis des nations, mais au contraire, il vient leur servir d’exemple. L’impact sur les peuples viendra précisément de la singularité du peuple d’Israël et de ses vertus élevées. En règle générale, le plus grand impact vient toujours d’une profonde intériorité. De même, dans l’éducation, la meilleure influence n’est autre que l’exemple de soi.

Lorsqu’on passe le temps à publier tout ce qui se passe à l’intérieur de la maison, nous transformons la maison en domaine public, perdant peu à peu notre intériorité. Cette exposition nous fait perdre toute immunité aux effets néfastes de la rue. Quoi de plus actuel dans un monde où les réseaux sociaux permettent à la fois d’exposer notre intérieur et d’y faire pénétrer l’extérieur.

Autre enseignement de notre propos : le foyer, qui est un lieu fermé, laisse place à un éventail de couleurs et à une certaine diversité. Paradoxalement, les murs de la maison permettent à chaque enfant de s’épanouir à sa manière. Le sentiment de sécurité à l’intérieur d’une maison laisse place à la créativité. Ce n’est pas pour rien que la multitude des tribus est venue précisément chez Yaacov, car ce dernier a construit une maison. C’est ce que nous pouvons constater aujourd’hui où Israël est dans son pays, ce qui a donné naissance à davantage de couleurs dans notre peuple.

Ce pluralisme venant de l’intérieur est la meilleure protection face à l’exposition de l’homme au grand monde. Le manque de diversité éloigne complètement la personne de la réalité, et l’amène à une étroitesse d’esprit.

Apprenons à mettre en valeur notre intériorité, notre particularité, notre singularité, c’est cela la véritable lumière, capable de franchir toutes les barrières de ce monde.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.

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