Parachat Vayigach – La jalousie, indispensable pour une vraie fraternité

Parachat Vayigach – La jalousie, indispensable pour une vraie fraternité

Si les Chevatim ont fait Téchouva, pourquoi rappeler leur passé ?

Notre Paracha nous conduit à l’ultime et palpitant moment de la confrontation entre Yossef et ses frères.

Yossef ne parvient plus à se contenir, de cette manière, arrive l’instant quasi-mélodramatique où Yossef se dévoile à ses frères. Il prononce alors ces simples mots « Je suis Yossef ». Les chevatim prennent peur face à lui, et Yossef s’exprime alors plus longuement : « Je suis Yossef, votre frère, que vous avez vendu en Egypte… et maintenant ne vous affligez pas et n’éprouvez pas de colère contre vous-mêmes pour m’avoir vendu car c’est pour assurer une subsistance que D-ieu m’a envoyé en éclaireur devant vous » (45; 4-5).

Yossef fait preuve d’une prodigieuse force intérieure en mettant de côté les événements du passé avec leur lot d’émotions, ainsi que la colère, frustration et rancune potentielles... L’attribution à la Volonté divine de chaque événement dans ses moindres détails, est ce qui octroie à Yossef cette force. A ses yeux, sa propre personne en devient secondaire. La teneur de son propos le confirme par la suite « A présent, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais c’est D-ieu » (45; 8). Cette conscience existait déjà et était perceptible chez Yossef, notamment à l’occasion de l’interprétation des rêves de Paro, par l’emploi du mot « Bil’aday » -« ce n’est pas moi ! c’est D-ieu qui répondra pour la paix de Paro » (41; 15).

Mais si c’est ainsi, pourquoi Yossef mentionne-t-il avec insistance sa vente par ses frères, dans ce qui résonne clairement comme une remontrance : « Je suis Yossef votre frère que vous avez vendu en EgypteNe vous culpabilisez pas pour m’avoir vendu, voici… » ?

Par ailleurs, nous savons que les chevatim se sont repentis pour leurs actes envers Yossef en disant « certes, nous sommes coupables » (42; 21). De surcroît, le Baal Haakeida et le Abravanel font valoir que toute la démarche de Yossef envers ses frères avait pour objectif de les amener à la téchouva à l’endroit-même où ils avaient fauté. Son intention était de sonder ses frères relativement à leur haine envers lui, et de mesurer s’ils avaient regretté leur acte. Au plus haut niveau de sa démarche inquisitoire, Yossef testa ses frères vis-à-vis de Binyamin, son frère, fils de sa mère. En les mettant en situation d’épreuve avec Binyamin, il eut l’occasion de susciter leur réaction et vit de ses propres yeux leur attitude envers lui lorsque ce dernier se retrouva en détresse.

A nouveau, s’intensifie encore davantage la question : pour quelle raison Yossef a-t-il éprouvé la nécessité de mentionner la vente, sachant qu’il n’est pas autorisé de rappeler au baal téchouva ses mauvaises actions passées ?!

Pour quelle raison Yossef ne pardonne-t-il pas au Chevatim ?

Ajoutons à cela que après la mort de Yaacov, les frères demandent à Yossef de leur pardonner « De grâce, pardonne leur faute à tes frères et le mal qu’ils t’ont fait » (50; 17). La réponse de Yossef est la suivante : « Soyez sans crainte car suis-je à la place de D-ieu… vous aviez conçu du mal à mon encontre, mais D-ieu l’a transformé en bien… » (19-20). Une fois de plus, Yossef mentionne le Nom de D-ieu et dans son propos, il rappelle également le mal que les frères lui ont fait.

Rabbénou Bahayé fait remarquer (50; 17) que nous ne trouvons écrit nulle part dans la Thora que Yossef a pardonné explicitement à ses frères pour leur action envers lui. Et c’est pourquoi, l’expiation viendra bien plus tard dans l’Histoire, avec la mise à mort des « dix martyrs » par les romains.

Pour quelle raison Yossef n’a-t-il pas pardonné en réalité ?

Une nouvelle conception de la fraternité

Depuis le début de l’Histoire du monde, le concept de fraternité est mis en échec. Que ce soit dans l’épisode de Caïn et Hevel – lorsque Caïn vit que son offrande n’avait pas été agréée contrairement à celle de Hevel, il en fut rongé par la jalousie au point d’en venir à tuer son propre frère. Idem concernant Ytshak et Ychmael, ainsi que Yaacov et Essav. Tout ce qui touche à la pérennité de la création humaine et à l’héritage du Monde ne laisse aucune place à la fraternité.

Telle fut également l’approche des frères de Yossef. Lorsqu’ils remarquèrent que Yaacov aimait Yossef plus que tous ses autres enfants, qu’il lui transmettait sa Thora et lui confectionna une tunique spécifique, les chevatim en conçurent une jalousie profonde au point de désirer le tuer, à l’instar de leurs prédécesseurs dans l’Histoire du monde.

Cependant, Yaacov comprit ce que nul autre n’avait entrevu avant lui, et bouleversa cette conception : la continuité et l’héritage ne ne doit pas forcément se faire à travers un seul individu, ils peuvent se réaliser par un groupe, en l’occurrence, l’ensemble des frères.

Comment procéder pour atteindre un tel objectif sans précédent ?

La jalousie comme cheminement vers la fraternité

Yaacov ne cherche pas à enrayer et supprimer la jalousie, au contraire, il va s’en servir !

En analysant attentivement l’histoire de Yossef et ses frères, nous pouvons constater que paradoxalement, c’est cette haine des frères vis-à-vis de Yossef au début de l’histoire, qui engendrera l’union totale des Chevatim entre eux. Le principe de l’union entre les individus n’a pas de sens lorsque chacun est tranquillement affairé à ses occupations personnelles, il s’exprime au contraire lorsqu’il existe une possibilité de scission entre eux. Dans ce sens explique le rav Kook le comportement « étrange » de Yaacov qui éveille la jalousie des frères en favorisant Yossef (voir Ein Ayah Chabbat 1; 20) .

La famille de Yaacov pose les premières pierres de la construction du Peuple juif. Au moment de cette genèse, il appartient à chaque tribu d’exprimer son potentiel à son plus haut niveau et sa pleine puissance. Yaacov avinou sème la jalousie au cœur-même de sa maison comme catalyseur de ces forces, ce qui va activer le processus de leur expression concrète.

Quelqu’un qui vit sur une île déserte peut souffrir d’inertie, il court le risque de rester figé. La jalousie accélère le mouvement – elle pousse à désirer et aspirer ardemment.

Yaacov avinou identifie parfaitement le potentiel de ce trait de jalousie, qui jusqu’alors a agi négativement sur l’Humanité. Il décide d’en tirer profit et de l’utiliser pour édifier les fondements du Peuple juif.

« Si tu veux la paix, prépare la guerre ! »

« Il existe un temps pour la guerre et un temps pour la paix » a dit le roi Chelomo (Kohelet 3; 8). L’ordre ici est important ; il n’est pas possible d’aboutir à la paix sans passer par la guerre. La « guerre » que fomente Yossef dans son combat avec les frères, a précisément pour intention de créer une fraternité vraie. Son objectif est de voir se tendre et rassembler en une seule toutes les forces en place. Pour cela, et comme préalable, il lui faut sonder l’indépendance de chaque potentiel. L’union fraternelle – la ahdout – entre les uns et les autres, démarre de la disparité des individualités, qui revêtent chacune une couleur et une forme différente. Yaacov avinou a décelé la spécificité de chaque tribu, ses caractéristiques propres, sa force intérieure et ses qualités intrinsèques. A partir de cela Yaacov donna un nouveau sens à la fraternité. Un peu comme disait un philosophe français « la fraternité a pour résultat de diminuer les inégalités tout en préservant ce qui est précieux dans la différence. »

Le but ultime et le profond désir de Yossef depuis le début de cet épisode ne consiste qu’à tisser ce lien de fraternité. C’est peut-être là le sens profond de ce qui est écrit dès le début, lorsqu’en route pour retrouver ses frères, le malakh lui demande ce qu’il cherche, il répond « ce sont mes frères que je recherche » (37; 16). Il faut y lire l’intention profonde de Yossef – ‘je cherche à tisser un lien de fraternité entre nous’. C’est également la demande de Yaacov « Va voir je t’en prie, comment se portent tes frères » (37; 14) – qui sous-entend ‘va faire la paix avec tes frères’.

Il existe une interprétation dans ce sens du passouk « il l’envoya de la vallée de Hevron, il arriva à Chekhem » (37; 14). Le mot « chekhem » est une allusion à la discorde comme il est dit « je te promets une portion supérieure à celle de tes frères » (Berechit 48; 22). Le mot « hevron » vient du mot « hibour – connexion ». En envoyant Yossef en cet endroit de « querelle », Yaacov avait pour objectif de raffermir le lien entre les frères.

Entre le pardon et la réconciliation

A présent nous pouvons comprendre la raison pour laquelle Yossef ne pardonne pas aux Chevatim. Yossef ne cherche pas à effacer le passé, bien au contraire ! Il cherche précisément à utiliser ces mêmes évènements pour construire une union authentique entre tous. Yossef a justement besoin de ce sentiment de jalousie pour édifier la Nation juive et assurer la pérennité historique du Am Israel. Sa démarche n’est qu’un engagement vers la réconciliation, mais en aucun cas un pardon vis-à-vis de ses frères, qui annulerait le passé. Il rappelle intentionnellement l’épisode de la vente pour l’intégrer à la réalité et au projet Divin. Il donne une nouvelle interprétation à cette histoire qui, de cette manière, permet de transformer la querelle en paix !

Message

La jalousie fraternelle trouve naturellement sa place au sein de chaque famille. Chacun dans son enfance a pu éprouver et traverser, à des niveaux différents, de tels ressentis. La réaction naturelle qui s’ensuit ouvre la porte aux sentiments de haine et autres émotions négatives, le pire étant d’en ressortir brisé. Notre Paracha nous enseigne qu’il est possible de transcender ces fameux ressentis de jalousie pour se construire, se renforcer, et atteindre des buts bien plus élevés, avec comme finalité, parvenir à une plus solide fraternité.

Une personne peut garder dans les tréfonds de son cœur, et parfois durant longtemps, des ressentis d’injustice vécus au sein de la cellule familiale. Elle ne parvient pas toujours à oublier et tirer un trait sur le passé. Yossef Hatsadik nous enseigne, qu’au lieu d’oublier, il nous est possible d’utiliser ces évènements pour surmonter les épreuves de la vie en général. Il nous faut apprendre à passer au-dessus des obstacles au lieu de s’entêter à les annihiler, et à savoir se réconcilier même quand le passé reste présent.

La réconciliation ne veut pas dire oublier le passé, mais utiliser ce passé pour un meilleur futur. Pour améliorer son avenir, nul besoin de créer une rupture avec son vécu, mais plutôt de lui donner un nouveau sens, de l’inscrire dans une perspective plus large, tel Yossef qui a inscrit les événements qu’il a traversé dans un projet bien plus élevé.

En matière d’harmonie familiale – de chel’om bayit par exemple, il n’est pas nécessaire de rechercher sans cesse le pardon, ce qui signifierait de s’arrêter sur tous les détails et maladresses du conjoint. Inspirons-nous plutôt de Yossef Hatsadik qui a préféré adopter la réconciliation. Créons une vision plus large, sur de vastes horizons. Nous découvrirons ainsi que tous les obstacles ne sont qu’un chemin vers un sommet tellement plus élevé.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.