Le « droit » d’Israël de se défendre, ou plutôt « le devoir »
Depuis le 7 octobre, un débat public se déroule quant au niveau de force approprié dans la riposte d’Israël contre le Hamas. Je ne commenterai point ici la duplicité et de l’hypocrisie du monde à ce sujet, mais je voudrais néanmoins me pencher sur un terme récurrent qui me gêne, fût-il en notre faveur. Il s’agit du fameux « droit d’Israël de se défendre », déclaration portée par les États-Unis et de nombreux autres pays, bien que la Russie l’ait pour sa part expressément nié…
L’usage du terme “droit” me dérange : ce prisme pourrait nous amener à considérer également les droits de l’ennemi. Il serait plus juste de souligner qu’Israël a l’obligation et le “devoir” de démanteler et anéantir le Hamas. Notre position envers l’ennemi ne devrait pas être une question de choix seulement ; au contraire, cela est en réalité un devoir inconditionnel et absolu.
Dans cet article, je voudrais creuser, à la lumière de notre Paracha, la nuance entre droit et devoir.
Pourquoi les commandements de notre paracha sont appelés “michpatim” ?
Tout d’abord, il faut se demander pourquoi les nombreux commandements de notre Paracha sont-ils appelés “michpatim” ? Le concept de “michpat”, littéralement “jugement”, est lié à l’obéissance de l’homme aux commandements. Il concerne le domaine exécutif de la justice, et n’est pas intrinsèquement lié à l’injonction elle-même. Alors pourquoi la Torah qualifie-t-elle les commandements de notre section de “michpatim” ? Et pourquoi cette expression est-elle appliquée en particulier aux mitsvot dans les rapports entre l’homme et son prochain, et non aux commandements vis-à-vis de D-ieu, qui eux aussi peuvent être sanctionnés par la justice des hommes ?
Enfin, que signifie l’expression « que tu placeras devant eux » ? Pourquoi le texte utilise-t-il précisément cette formulation originale pour ces commandements ?
La Torah se concentre sur les devoirs et non sur les droits
Dans le monde juridique occidental, nous avons l’habitude de raisonner en termes de droits. En effet, le cœur même de la culture occidentale repose sur les principes fondamentaux des droits de l’homme, de la dignité de la personne et de sa liberté. Pourtant, dans la Torah, nous ne trouvons aucun discours sur les droits, seulement sur les devoirs. La Torah s’adresse à l’homme à travers les 613 commandements uniquement sous la forme de devoirs, qu’il s’agisse de commandements positifs ou négatifs, mais elle ne s’adresse jamais à l’homme en lui octroyant des droits.
Par exemple, la Torah ne dit pas que le pauvre mérite qu’on lui donne la charité, mais que le riche a le devoir de donner au pauvre. Et d’ailleurs, même l’indigent éligible pour recevoir la tzedakah est tenu de faire la charité, car il est concerné par ce devoir comme tout le monde. Pour le riche, l’étendue de l’obligation de tzedakah est définie en fonction de ses capacités, entre un dixième et un cinquième de ses biens, et non en fonction de la situation des pauvres.
Même si l’on admet que chaque droit a un devoir correspondant, et vice versa, il reste pertinent de se demander si le point de départ est le droit ou le devoir. En effet, un système adoptant l’approche des devoirs aura tendance à se comporter différemment d’un système ayant choisi celle des droits.
On peut citer la question de savoir comment se comporter lorsque le bénéficiaire du droit ne le revendique pas : si le droit est le point de départ, en l’absence de toute revendication, l’autre partie n’a pas besoin de remplir son obligation. En revanche, un système basé sur le devoir considère l’obligation comme une chose existant en soi, même dans ce cas.
L’obligation d’indemnisation, même sans réclamation ?
Ainsi, par exemple, on peut se demander si l’obligation d’indemnisation imposée à celui qui cause un dommage dépend du fait que la victime réclame réparation. L’auteur du dommage a-t-il l’obligation d’indemniser la victime si cette dernière n’est pas consciente du dommage survenu ?
Certains pensent que celui-ci n’a pas d’obligation positive d’indemniser la victime, par analogie avec le droit pénal qui donne à l’État le pouvoir de punir le délinquant mais ne lui impose pas l’obligation de se faire punir. Ainsi, s’il ne paye pas il n’est pas considéré comme ayant manqué à une obligation, et tout ce que la victime peut faire est de saisir ses biens pour recouvrer la dette.
En revanche, la Torah considère que l’auteur du dommage a l’obligation d’indemniser la victime. Cela ressort par exemple de la règle de payer à partir de « ce qu’il a de meilleur dans son champ », qui est un commandement positif (Ramban Baba Batra 175a).
En fait, le devoir d’indemnisation n’est pas créé à partir de la survenance du dommage, mais constitue la continuation directe de l’obligation de ne pas causer de dommage à la propriété d’autrui. Il s’ensuit que l’obligation d’indemniser la victime ne dépend pas du fait que cette dernière revendique son droit. Tout comme l’obligation pour une personne de ne pas endommager les biens de son prochain ne dépend pas du fait que le propriétaire revendique son droit à l’intégrité de ses biens, de même l’obligation pour l’auteur du dommage de réparer et de compenser le dommage causé ne dépend pas du fait que la victime revendique son droit à réparation.
Cette approche de la Torah peut également parfois pousser vers l’indulgence, comme pour le cas où l’auteur a causé un dommage de manière indirecte, ou si le bien n’a de valeur que pour le propriétaire lésé, ou s’il le dommage a été causé par un enfant. Dans tous ces cas, la victime est lésée mais il est impossible d’imposer le remboursement à l’auteur du dommage car son devoir ne s’applique pas.
Le concept d’être « redevable vis-à-vis du ciel » que l’on trouve dans le Talmud dans certaines situations ou le droit ne s’applique pas, est bien la preuve que l’obligation n’existe pas seulement en regard du droit, mais qu’au contraire, même en l’absence de droit à revendiquer, il existe encore un devoir de rendre des comptes à D‑ieu.
L’équité dans les procédures judiciaires
Un autre exemple nous est donné par un professeur : dans le droit américain, lorsqu’un prisonnier est soupçonné d’avoir commis un nouveau crime, il a le droit de comparaître devant un tribunal en tenue civile, afin d’éviter que les juges ne soient influencés négativement par le fait que l’accusé porte un uniforme de prisonnier. Mais cela uniquement si le prisonnier invoque son droit. En revanche, dans la Torah, il existe un commandement de « tu jugeras ton prochain avec équité », signifiant que les deux parties à un procès doivent être rendues égales à tous égards. Si l’une est vêtue de vêtements luxueux et l’autre de vêtements méprisables, on leur demande de s’habiller de la même façon (Rambam Sanhédrin 21). Cette loi est formulée comme une obligation du juge et non comme un droit de la partie pauvre, et elle n’est pas conditionnée par le fait que le titulaire du droit le réclame ou non.
Lorsque les droits entrent en collision les uns avec les autres
L’approche occidentale selon laquelle le fondement de la justice découle des droits de l’homme se complique lorsque ces droits entrent en conflit les uns avec les autres. Par exemple, le droit à la vie privée entre en conflit avec le droit à la sécurité de tous lorsque le garde à l’entrée du centre commercial exige de fouiller les sacs.
La gestion de ces droits conflictuels se fait parfois naturellement, mais elle peut être complexe et problématique.
Un exemple frappant est le tristement célèbre massacre perpétré en France il y a quelques années par des terroristes islamistes contre un journal satirique français qui tournait en dérision la religion musulmane par le biais de caricatures offensantes. En fait, la liberté d’expression de la culture occidentale se trouvait en conflit frontal avec le droit à ne pas être offensé de par sa religion. C’est ainsi qu’a commencé un débat sans fin sur les limites de la liberté d’expression, ce qui, à mon avis, sape le concept même de ce “droit” et de cette “liberté d’expression”.
Un autre exemple pour illustrer mon propos. L’enfant à l’adolescence commence généralement à rechercher la liberté, il en arrive à un stade de sa vie où il veut se voir comme un être autonome, et non comme un être qui ne fait qu’obéir. En fait, il veut se prouver qu’il est capable d’être libre. Parallèlement, les parents continuent à jouer un rôle influent et s’attendent à être écoutés et respectés. Cette dynamique crée un conflit entre le droit de l’enfant à poursuivre sa liberté et celui du parent à être respecté.
Lorsque tout est perçu sous le prisme des droits, la relation entre l’enfant et le parent peut devenir très compliquée. Ce n’est pas un hasard si l’une des expressions les plus employées par un adolescent est « J’ai le droit ». En fait, il n’y a pas grand-chose à répondre à un tel argument. Par exemple, un enfant qui ne veut pas entendre les paroles de Torah de son père, peut-on le forcer alors que nous portons atteinte à sa liberté de ne pas vouloir écouter ? Pourquoi le droit du père d’être entendu l’emporterait-il sur le droit de l’enfant de ne pas écouter ? L’enfant se demandera avec raison pourquoi il devrait renoncer à ses droits. Ce dilemme se pose à de nombreux adolescents aspirant à défendre leur individualité et leurs droits, ce qui peut conduire à des situations extrêmement tendues.
Mais la Torah n’exige pas de l’homme qu’il renonce à un droit au profit du droit d’autrui, elle nous donne au contraire des devoirs, de sorte que l’exigence pour le fils de respecter son père n’entre pas en conflit avec ses droits puisque c’est un devoir qui lui incombe. Tant que c’est un devoir qui nous incombe, cela ne porte par définition pas atteinte à nos droits.
L’individualisme occidental contre l’unité de l’humanité de la Torah
Cette différence d’approche entre droits et devoirs découle d’une différence profonde entre la vision occidentale et celle de la Torah.
Chez les non-juifs, l’humanité existe dans sa version individualiste, sans lien véritable entre les individus. L’étincelle du lien avec les autres ne découle que de rencontres fortuites, dénuées de toute signification plus profonde. En contraste total, selon la Torah, la relation d’un homme avec son prochain est inscrite dans son essence même. Le sentiment d’appartenance à l’humanité ne découle pas du hasard des rencontres, mais d’un aspect inhérent et essentiel en soi.
La raison en est que les goyim ne reconnaissent pas notre origine commune d’un seul ancêtre. La conséquence est une forme de rupture entre les hommes. En revanche, nous nous considérons comme étant tous descendants d’Adam, le premier homme. Cette croyance fondamentale incite à comprendre que chaque individu représente une facette unique d’une plus grande vérité, et que nous nous complétons les uns les autres dans une unité harmonieuse. Ainsi, nous reconnaissons nos limites et le fait que les autres ont des qualités qui peuvent compenser nos déficiences.
C’est la raison profonde pour laquelle la Torah n’utilise que le discours des devoirs, parce que ma relation à l’autre ne découle pas d’un manque chez lui mais au contraire d’un manque chez moi.
Dans le judaïsme, la reconnaissance de la valeur d’un autre être humain est motivée par la reconnaissance fondamentale que nous-mêmes ne sommes pas complets et que les autres apportent un accomplissement à notre existence. C’est ce que nos sages ont dit : « plus que ce que le riche fait pour le pauvre, le pauvre fait pour le riche » (Midrach Rabba Ruth 5:9).
La fameuse formule de Voltaire nous est bien connue : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ». Cette phrase exprime que la possibilité pour l’homme d’exprimer son opinion ne découle que du droit inhérent qu’il a de le faire, même si son interlocuteur est totalement en désaccord avec ses propos.
Et en effet, comme on le sait, Voltaire remet totalement en question le dogme consistant à affirmer que l’espèce humaine dans son intégralité descend d’un seul couple originel créé par D‑ieu, mais considère au contraire que l’humanité, à la manière de toutes les autres espèces animales, est issue de différentes branches distinctes.
Autrement dit, Voltaire pense que les hommes sont fondamentalement séparés, et qu’en conséquence leurs opinions diffèrent essentiellement. Le seul lien commun qui unit l’humanité est le droit universel à la liberté d’expression. C’est-à-dire que la seule raison pour laquelle j’écoute autrui est qu’il a le droit d’exprimer son opinion, mais sur le fond j’ai une rupture totale avec ses idées. Voltaire croyait certes en un seul D‑ieu mais pas en une humanité une et un monde un.
Au contraire, selon le judaïsme, le défi posé par autrui ne découle pas seulement de son droit à exprimer ses opinions, mais de la croyance que ses perspectives peuvent compléter et enrichir les nôtres. Cela découle de la croyance fondamentale en l’unité de l’humanité, où la quête de vérité transcende les aperçus de chaque individu, et émerge plutôt de la sagesse collective et des perspectives diverses de l’humanité toute entière.
Le jugement, créer un trait d’union
Dès lors, on peut comprendre pourquoi ces commandements dans notre Paracha sont appelés “jugements”. Dans ces commandements, l’injonction et le jugement ne font qu’un, le jugement est la continuation directe de l’injonction et il en est même la finalité. Le jugement n’est pas seulement une façon d’organiser la société pour qu’aucun individu ne porte atteinte aux droits d’autrui, mais au contraire il vient exprimer le lien profond entre les hommes, au point où il engendre des obligations entre un homme et son prochain.
Le jugement dans les affaires des hommes ne vient pas comme une punition pour celui qui a transgressé l’injonction, et ne vient même pas seulement comme une compensation pour autrui, mais il est principalement un moyen de lier un homme à son prochain, afin que nous reconnaissions nos obligations envers l’autre, et que nous renforcions la conscience que l’autre existe chez nous. D’où l’expression du verset « les jugements que tu placeras devant eux ».
Le Ramban écrit que toutes les lois énoncées dans cette Paracha sont l’expression du dernier commandement « Tu ne convoiteras point », lequel découle de l’injonction bien connue « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Vayikra Rabba). C’est pourquoi nos sages ont dit « deux personnes qui font un jugement deviennent amies », parce que le jugement prend en compte la réalité de chacune des parties au procès, et c’est sur cette base que le jugement est rendu.
La tâche du juge n’est pas d’annihiler l’une des parties, mais au contraire de donner sa place à chacun. En rendant son jugement, il unit en fait leurs arguments, et ce faisant il les rend un. C’est pour cette raison que nos sages ont établi (Chabbat 10a) « celui qui juge avec vérité devient l’associé du Saint béni soit-il », parce que Lui-même est Un.
C’est pourquoi nous trouvons également la notion de « au-delà de la lettre de la loi », bien qu’à première vue cela nous semble être une concession, et qu’il serait approprié de dire « en deçà de la lettre de la loi ». Mais parce que l’essence de la loi est le souci de l’autre, le niveau le plus élevé est « au-delà de la lettre de la loi ».
Combattre l’ennemi, par devoir et non par droit
Concluons avec la question que nous avons soulevé au début. C’est une grande erreur que de définir notre combat face à l’ennemi comme le droit à l’autodéfense. Dans notre paracha, nous trouvons l’épisode du voleur qui s’introduit clandestinement au domicile d’autrui, où la Torah permet au propriétaire de tuer le voleur. Cet épisode est basé sur le principe « celui qui vient pour te tuer, lève-toi et devance-le en le tuant ». Les mots « lève-toi et devance-le » nous imposent comme obligation de frapper l’ennemi qui vient pour nous tuer.
Nous devons nous rappeler que l’ennemi est celui qui vient combattre notre existence et notre identité. Si nous le considérons à l’aune des droits, les siens pourraient finalement l’emporter sur les nôtres. Nous ne combattons pas à cause du droit à l’autodéfense, mais en vertu de notre obligation d’éliminer notre ennemi de la surface de la terre. C’est en fait cela qui nous rend encore plus juifs.