Parachat Chela’h Lekha – Un regard consommateur

Parachat Chela’h Lekha – Un regard consommateur

En quoi les explorateurs ont-ils fautés ?

Notre Paracha relate l’histoire des explorateurs et leur punition. Néanmoins, leur faute ne ressort pas explicitement dans les versets. Moché ne leur avait-il pas dit « Vous verrez le pays, ce qu’il est, et le peuple qui demeure sur lui : est-il fort ou faible, est-il peu nombreux ou abondant ? » (Bamidbar 13; 18) « les villes sont-elles dans des camps ou dans des forteresses » (13; 19). Or les explorateurs ont simplement répondu aux questions qui leur avaient été posées, ainsi qu’ils rapportèrent « Nous sommes venus vers le pays où tu nous as envoyés, et aussi il est ruisselant de lait et de miel, et ceci est son fruit. » (13; 27).

De même en va-t-il pour ce qu’ils dirent « Néanmoins, qu’il est puissant le peuple qui demeure dans le pays ! Et les villes sont fortifiées, très grandes, et nous y avons vu aussi des enfants de géants ! » (13; 28). Rien de mensonger ne sortit de leurs bouches. Ils se contentèrent d’une description fidèle de ce qui se passait réellement et de ce que leurs yeux avaient vu alors qu’ils accomplissaient la mission pour laquelle ils avaient été mandatés.

A priori, il n’y a pas lieu ici de les incriminer du moindre soupçon de faute, et certainement pas d’un manquement justifiant la sévère punition qu’ils méritèrent.

Par ailleurs, nous relevons deux approches chez les commentateurs quant à la nature de la faute commise par les explorateurs. La première voit dans le fait qu’ils aient douté de pouvoir conquérir le pays un grave manque de confiance en Hachem, voire de reniement dans sa capacité. La seconde relève leur mépris affiché au regard de la Terre d’Israël comme la faute majeure de leur part, comme le résume David Hamelekh « Ils montrèrent du dédain pour un pays délicieux » (Téhilim 106; 24). Nous pouvons également trouver chez nos sages des propos allant dans un sens ou dans l’autre. Ce qui ne manque pas d’interpeller : quelle était réellement la nature de leur faute ?

Leur bouche précéda leurs yeux

 Rabbi Yohanan (Sanhédrin 104) demande pourquoi le prophète Yirmiya, qui composa la Méguila de Ekha selon l’ordre alphabétique, fit-il précéder la lettre «  » à celle du « Ayin », contrairement à l’ordinaire ? Il répond que ce changement est lié aux explorateurs qui affirmèrent de leur bouche ce que n’avaient pas vu leurs yeux. En effet, la faute des explorateurs est la cause de la destruction du Beith Hamikdach, objet des lamentations de Meguilat Ekha.

La lettre «  » représente la bouche, et la lettre « Ayin » symbolise les yeux. L’anticipation du ‘Pé’ par rapport au ‘Ayin’, à l’opposé de l’ordre établi, fait allusion à la faute des explorateurs qui ont proféré leurs paroles avant d’analyser leur regard. Cela signifie qu’ils ne virent que ce qu’ils désirèrent voir. Ils n’utilisèrent pas leur sens de la vue pour sonder la réalité du terrain et tirer un bilan précis et objectif du pays. Au contraire, ils observèrent le pays en vertu des conclusions qu’ils avaient déjà tirées auparavant. Ils étaient entrés dans le pays avec un préjugé bien établi.

L’entrée en Israel: un bouleversement inédit

 Approfondissons encore un peu. Il est important de saisir que l’entrée en Israel ne fait pas partie d’un processus évident, mais bien totalement disruptif. De la même façon que la sortie d’Egypte était un prodige à part entière et consistait une transformation radicale dans l’ordre du monde, l’entrée en Israel représentait un second bouleversement totalement inédit. Jusqu’alors, la rencontre avec l’Éternel sortait du cadre des lois de la nature. En Égypte, au cœur d’une vie matérielle, Israel était coupé de D-ieu, et cette relation ne pouvait se rétablir que de façon miraculeuse, par l’entremise des miracles de la sortie d’Égypte, suivis de leur marche prodigieuse dans le désert, de la tombée de la manne, du puits qui les accompagna et des nuées de Gloire qui les protégèrent.

Pour les Bnei Israel, la nature s’opposait au divin, et le lien établi avec Hachem devait forcément se tisser de façon extérieure, sous la forme du miracle. C’est ce qui explique que malgré leur puissante Emouna due aux miracles et prodiges, et justement pour cette raison, ils ne pouvaient intégrer qu’il soit possible à un homme de s’attacher à Dieu au cœur de la nature de la Terre d’Israel, dans une vie totalement matérielle. L’entrée en Erets Israel, le retour à une vie terrestre et naturelle, se trouvait forcément en contradiction avec leur conception première. Cela venait bouleverser leur monde !

Pour exemple, le cas d’une famille qui habite loin des grands-parents, dont toute la relation se fait par l’entremise de lettres, de photos, de discussions au téléphone… Ce lien se fait tout naturellement de façon réservée et respectueuse. Puis un jour, il est décidé de rendre visite aux grands-parents. Au début du séjour, les petits-enfants se conduisent très poliment, avec retenue. Puis, peu à peu, ils se sentent comme à la maison, et reviennent à leurs habitudes, et tout ce qui va avec : disputes, querelles, histoires entre les uns et les autres… et tout cela, chez grand-père et grand-mère.

Si l’on se demande quel est le lien le plus fort : est-ce celui des lettres bien polies et des discussions éduquées, ou bien celui des disputes entre les petits-enfants au cœur de la maison du grand-père ? C’est bien évidemment le deuxième type de relation qui est le plus intime, il ne nécessite pas d’apport externe, car le fait même de se trouver dans la maison des grands-parents est ce qui constitue un lien naturellement bien plus puissant, celui du quotidien.

Le même principe se vérifie pour les Bnei Israel. Dans le désert, ils bénéficiaient d’une relation tenant du miracle mais cela restait d’une certaine façon superficiel. A leur entrée en Erets Israël, le lien devenait naturel, il s’agissait alors une relation bien plus profonde.

Les explorateurs n’ont pas compris que la raison de leur marche dans le désert était une préparation à l’entrée sur la Terre, pour ancrer cet aspect miraculeux au cœur du naturel.

Vont-ils percevoir Hachem au cœur de la matérialité ?

 L’intention des explorateurs qui furent envoyés dans le pays était de vérifier s’ils y intégreraient leur rapport étroit avec Elokim. Et l’accord de Moché Rabbénou d’envoyer des explorateurs avait pour finalité de les amener à préparer le Peuple à ce changement conséquent, radicalement différent de la conduite miraculeuse du désert. C’est ce qui justifie les paroles de Moché « Vous verrez le pays, comment il est… est-il bon ou mauvais… Le pays est-il gras ou maigre… » (13; 18-20) – son intention était de les préparer à une vie selon les lois de la nature.

Cependant, en cela consistait le test de savoir s’ils sauraient concilier Hachem avec un monde naturel, ou bien si la nature en question allait aveugler leur vision. Allaient-ils percevoir le lien avec Hachem qui se cache au cœur de cette matérialité ?

En cela ils se fourvoyèrent. Ils comprirent parfaitement que la terre était bonne et qu’elle ruisselait de lait et de miel. Mais ce qu’ils dirent par la suite « Néanmoins, est puissant le peuple qui demeure dans le pays… » (13; 28), montrant qu’ils doutaient de leur capacité à conquérir la terre, provient de cette croyance erronée que la nature n’est pas compatible avec l’attachement au divin. A leurs yeux, Hachem ne se mêlerait pas à leur guerre purement rationnelle. Ainsi, ils ajoutèrent encore « Nous ne pourrons monter vers le peuple car il est plus fort que nous… » (13; 31-32).

Leur erreur les emmena à interpréter la réalité de façon fallacieuse, comme l’écrit Rachi « Partout où nous sommes passés, nous avons vu des funérailles ; mais HKBH l’avait fait pour leur bien, afin que les habitants, absorbés par leur deuil, ne prêtent pas attention à eux ». Au lieu de voir les morts en question comme un bienfait de Hachem en leur faveur, ils en conclurent que cette terre dévorait ses habitants !

«Latour»: observer avec un objectif recherché

L’intention de nos Sages lorsqu’ils expriment que leur bouche précéda leurs yeux est que les explorateurs virent le pays selon leur perception propre. Ils ne parvinrent pas à déceler la réalité divine au cœur de la réalité de la terre d’Israël. Cette vision superficielle les conduisit à se concentrer sur les aspects matériels les plus saillants de cette terre, sur les géants et les personnes hors normes habitant ce pays.

C’est le sens du terme « לתור«  employé au sujet des explorateurs, il signifie observer avec un objectif recherché, ici en fonction d’une idée préconçue. Nous trouvons ce concept a la fin de la paracha, au sujet de la mitsva de Tsitsit « et ne vous égarerez pas à la suite de votre cœur et de vos yeux » (Bamidbar 15; 39). L’ordre aurait dû être l’inverse, à l’instar des propos de nos sages (Yerushalmi Brahot 2) « les yeux voient et le cœur désire ». C’est que le terme « לתור » signifie regarder en suivant son désir, ainsi le moteur premier est le désir du cœur, et c’est justement pour cette raison que le désir se trouve renforcé par le regard !

Une observation plus profonde les aurait amenés à une conclusion radicalement opposée, à savoir que le potentiel de cette terre provenait précisément d’une providence divine particulière.

A partir de tout cela, nous pouvons répondre à la question posée, de savoir si la faute consistait en une rébellion envers Hachem où bien à un dédain du pays. Il est clair qu’ils ne renièrent pas l’existence de Hachem, inversement, ils s’étaient tellement habitués et familiarisés aux miracles de tous les instants qu’ils ne pouvaient se faire à l’idée d’une divinité cachée au cœur d’un quotidien naturel, et c’est cela même qu’ils ont renié. C’est aussi le sens du verset « Ils montrèrent du dédain pour un pays délicieux », qui sous-entend qu’ils virent en la terre d’Israel une terre trop matérielle, c’est pourquoi ils la méprisèrent. Ils ne comprirent pas que c’était justement pour cette raison que le lien avec HKBH serait bien plus profond et plus intime.

Entre une vision intellectuelle et une vision matérielle

Les yeux représentent l’esprit, c’est pourquoi le Sanhédrin, qui est l’esprit de l’assemblée, est dénommé « les yeux de l’assemblée ». D’autre part, le cœur influence les yeux, comme expliqué dans la guémara (Avoda zara 28b).

Les yeux sont donc liés au cœur ou au cerveau ?

En réalité il existe deux façons de voir les choses : 1/ une vision intellectuelle et spirituelle ; 2/ une vision corporelle et matérielle. En d’autres termes, une vision profonde et intérieure, et une vision extérieure et superficielle.

C’est peut être l’intention du prophète Yechaya qui dit (40; 26) « Levez vos yeux au ciel et voyez qui a créé cela », ce qui signifie que pour parvenir à une vision profonde et spirituelle et découvrir qui a créé cela, il nous faut élever les yeux au delà de cette vision matérielle.

L’œil est le point de rencontre entre l’homme et l’extérieur. Il existe donc deux façons d’utiliser cet outil : 1/ au moyen de ma vue, je fais rentrer l’extérieur en moi, je « consomme ce que je vois » ; 2/ ma vision est un outil pour me permettre de découvrir l’extérieur. Ce sont en fait deux fonctions contraires. La première, relie l’extérieur à mon désir. La deuxième, m’extrait de mon cocon vers le monde et vers les autres.

C’est certainement un sens essentiel de la gravité des regards interdits, car il existe à travers cela une perversion de la vision. L’œil se transforme en moyen de consommation au lieu d’être un outil qui permette de découvrir des domaines plus profonds.

Il me semble également que ceci touche au sujet du « mauvais-œil » et du « bon-œil ». Le mauvais-œil existe lorsque la vision examine la situation extérieure en fonction de mes souhaits. Un tel regard génère une confrontation entre la réalité visible et le désir de la personne qui observe. Par opposition, le bon-œil est une vision qui entraîne la personne à la rencontre de l’autre, elle se détache dans une certaine mesure de sa seule volonté pour aller à la découverte de ce qui lui est étranger.

C’est peut être la raison profonde de ce que les larmes viennent précisément de l’œil. En effet, on peut dire qu’elles se déclarent lorsque se réalise le passage subit de l’œil matériel vers l’œil intellectuel. Par exemple, lorsqu’une personne disparaît de ce monde, en un instant notre regard change la concernant. De son vivant, nous l’avons observée et nous avons également perçu ses défauts, car il existe une sorte de confrontation entre la volonté de cette personne et la nôtre. C’est une vision réduite et réductrice. Cependant, dès lors que la personne meurt, nous sommes soudain prêts à ne voir que le bien. A quoi cela tient-il ? Au fait que cette confrontation a disparu ! Aussitôt, notre regard change et s’inverse et nous passons d’un regard subjectif et réducteur à une vision qui nous permet de découvrir l’autre et d’intérioriser davantage de profondeur. Ce renversement est générateur de larmes.

Lorsqu’on se sert de l’œil de façon intellectuelle, la vision n’est plus bridée par la subjectivité et la volonté personnelle de la personne. C’est pourquoi, il lui devient possible de traverser la superficialité des choses et d’intégrer ce qui se cache derrière.

De surcroît, l’œil ne se contente pas du présent, il est également apte à percevoir le futur. C’est ce qui est dit (Tamid 32b) « Qui est dénommé sage, celui apte à voir ce qui risque de se passer ».

Nous trouvons un exemple de vision profonde dans notre paracha, dans la mitsva des Tsitsit qui devaient être de couleur bleu-azur. Nos Sages demandent (Menahot 43b) – Quelle est la différence entre le bleu-azur et les autres couleurs ? Ils répondent : Car le bleu fait penser à la mer et la mer ressemble au ciel, et le ciel ressemble au Trône de Gloire. Cela signifie que la vue des Tsitsit doit être une vision profonde au point d’aller jusqu’au Trône de Gloire !

Le regard vers un futur

Les explorateurs ne parvinrent pas à faire usage de leurs yeux comme il convenait. Ils ne réussirent pas à sortir de leur conception où le lien avec Hachem ne se produit que sous forme de miracle. Ils ne purent s’imaginer dans un futur tellement différent de la réalité dans laquelle ils vivaient.

C’est pourquoi, lorsqu’ils explorèrent le pays, ils y virent les dangers au lieu de réaliser la Providence divine au cœur de cet ordre naturel. Il virent qu’il n’existait aucune place qui corresponde à leur vie miraculeuse du quotidien. Ils ne purent se projeter dans un avenir si différent.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle Moché transforma le nom de Hochéa bin Noun en Yéhochoua (Bamidbar 13; 16), signifiant ainsi que Hachem le sauvera du conseil des explorateurs (Sota 34b). Car la lettre “youd” désigne le futur, Moché voulait que Yéhochoua puisse croire dans un futur totalement étranger de ce à quoi ils étaient tous habitués dans le désert.

« oeil à oeil », une rencontre de regards

Il est intéressant de relever que la relation entre Am Israel et HKBH dans le désert est dénommée dans la Thora « עין בעיןoeil à oeil » ainsi qu’il est écrit (14; 14) « Que œil à œil Tu es apparu Hachem, et Ta nuée se tient sur eux ». Cela signifie qu’il ne s’agit pas d’une simple vision, mais d’une rencontre entre deux visions. Ainsi cette transformation afin d’entrer en Erets Israel leur était très difficile, car elle représentait pour eux la fin de cette vision mutuelle entre eux et Hachem, pour entrer dans un endroit purement terrestre.

Néanmoins, leur erreur fut de n’avoir pas compris que cette entrée ne se résumait pas à l’arrivée dans un lieu géographique, elle se voulait une rencontre encore plus poussée avec les « yeux » de Hachem, ainsi qu’il est écrit « un pays sur lequel veille l’Éternel, ton Dieu, et qui est constamment sous l’œil du Seigneur, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin de l’année» (Dévarim 11; 12). Les « Yeux » de Hachem sur la Terre, attendaient les yeux de l’homme, à l’image d’une rencontre entre un homme avec son ami.

Les explorateurs rentrèrent effectivement en Erets Israel, mais ils manquèrent la rencontre avec Hachem.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.