Lekh Lékha – Les faux-pas d’un parcours sans-faute

Lekh Lékha – Les faux-pas d’un parcours sans-faute

Le sens de l’épreuve

La vie du premier patriarche nous est décrite comme une succession d’épreuves, ou plutôt d’expériences, qu’il dut surmonter pour mériter de devenir le précurseur de notre peuple et le père d’une multitude de nations.

Les Maximes de nos Pères dénombreront celles-ci (la liste exacte fait l’objet d’une controverse entre les commentateurs et les divers Midrachim) et leur donneront un sens.

« Dix épreuves furent envoyées à Abraham notre Père et il les surmonta toutes, afin de faire connaître l’affection particulière d’Abraham notre Père, paix soit sur lui. »

(Avot 5,3)

Tandis que certains désigneront l’affection qu’éprouvait Abraham pour son Créateur (Ya‘hin ibid.), d’autres verront ici la justification de l’affection distinctive de Dieu envers lui, et de la raison de son élection (Tosfot Yom Tov, citant Rachi sur Gen. 22). Quoi qu’il en soit, elles sont la révélation d’un sentiment d’amour, base éternelle d’une relation intime entre Dieu et l’Homme.

Après le succès de la dernière épreuve, l’Eternel déclara que « désormais, J’ai pris connaissance que tu révères Dieu » (Gen. 22,12). Le terme utilisé, de la racine de Da‘at, généralement assimilé à la conscience ou à la connaissance, possède également une connotation affective, comme « un parent de son mari » (Ruth 2,1) de la même racine, qui a un sens de proximité sentimentale (ce n’est pas en vain que la relation conjugale est désigné par ce terme). Ainsi, après ces épreuves, l’Eternel prit conscience de la proximité de cette relation et de sa pertinence.   

Nous trouvons ce sentiment même au niveau ontologique de l’Etre, ainsi que le déclare la Michna:

« Chéri est l’Homme qui fut créé à Son effigie, et une affection supplémentaire lui fut connu en le créant à Son effigie. »

(Avot 3, 14)

Cette affection serait donc non seulement l’expression de cette relation, mais également le symbole de l’essence humaine, essence révélée lors de sa maîtrise de l’épreuve.

Un sens plus profond peut donc être attribué à l’expression précédant tant la première que la dernière de ces épreuves, « Lékh Lékha », habituellement traduit par « Va pour toi » (voir Rachi), mais qui pourrait signifiait littéralement « Va vers toi », vers ton essence spirituelle et tes facultés divines. Ces expériences deviennent ainsi un voyage initiatique, vers les profondeurs de l’être, à la recherche de cette affection divine envers le genre humain (cf. le Keli Yakar qui va dans ce sens, précisant que le mont Moria, la destination finale et l’emplacement de la ligature d’Issac, est le lieu où selon le Midrach les âmes de notre peuple se trouvent, ainsi que l’endroit où Dieu préleva de la poussière pour façonner l’Homme.)

Pour le Ramban (Gen. 22,1), le sens profond d’une épreuve est dû à la liberté de choix octroyée à l’Homme. Elle est nommé ainsi en se référant à l’éprouvé, Dieu voulant ainsi concrétiser la volonté humaine et rétribuer un acte bon plutôt qu’une bonne intention. De ce fait, toute épreuve est pour le bien de l’éprouvé, pour lui augmenter sa récompense.

Plutôt que de voir en ses mots une autre signification que celle proposée par nos Sages, nous pourrions voir en la récompense désignée par ce Maître une intensité plus profonde dans la relation de la créature à son Créateur. Cette fusion, paroxysme de la félicité et exprimée dans le Monde futur, rejoint l’affection particulière de la michna. Elle désigne l’union entre l’effigie et sa source, l’image et l’original.

La source de l’exil

Malgré le fait que nos Sages témoignent qu’Abraham surmonta toutes ses épreuves, nous trouvons dans les dires du Talmud et de certains commentateurs certaines failles dans l’accomplissement de certaines d’entre elles.

Ainsi, l’épreuve de la famine, sévissant juste après la promesse divine d’une bénédiction matérielle, entraîna notre patriarche à quitter la Terre promise pour l’Egypte, l’obligeant à protéger sa vie au détriment de son épouse.

Le Ramban , sur la base du Zohar, écrit ainsi :

« Sache qu’Abraham notre Père commis une grande faute inconsciemment en entraînant sa pieuse épouse vers une possible faute, par crainte d’être tué. Il aurait dû être confiant en le sauvetage de Dieu, car Il avait la possibilité de l’aider et de le sauver. Même sa sortie de la Terre, objet premier de l’injonction divine, à cause de la famine, était en réalité une faute, car Dieu l’aurait protégé de la mort. Sur cet épisode il fut décrété sur sa descendance l’exil en terre d’Egypte dans les mains de Pharaon, car le jugement s’applique dans le domaine de la faute… »

(Gen. 12,10)

De plus, concernant les épisodes de la guerre des Rois, où il prit avec lui ses élèves pour sauver son neveu et renonça à sa part du butin et aux captifs, et de celle de l’alliance entre les morceaux, qui suivit la promesse de faire hériter le Terre d’Israël à ses descendants, le Talmud nous enseigne :

« Rabbi Abahou demande au nom de Rabbi El’azar : Pour quelle raison Abraham notre Père fut puni et ses enfants furent asservis à l’Egypte durant deux cent dix ans ? Car il imposa une corvée sur des Sages de la Torah, comme il est dit « il arma ses fidèles, enfants de sa maison » (Gen. 14,14). Chemouel dit : Car il a outrepassé les mesures du Saint-béni-soit-Il, comme il est dit « comment saurai-je que je l’hériterai ? » (Gen. 15,8). Rabbi Yo’hanan, lui, répondit : Car il a empêché des hommes de rentrer sous les ailes de la Présence divine, comme il est dit « Donnes-moi les âmes et prends le butin pour toi. » (Gen. 14,21) »

(Nédarim 32a)

Comment concevoir la victoire attribuée à notre patriarche à la lumière de ces accusations ?

Avant de tenter d’apporter un éclairage sur ces agissements, il nous faudra introduire le sujet de la cause éventuelle de l’exil d’Egypte ; s’agissait-il d’un quelconque châtiment, auquel cas il faudra déterminer le coupable, ou bien cela faisait d’un plan divin préétabli, sans dépendre aucunement du choix humain.

De nombreux commentateurs ont traité de cette question, compilés dans un très long développement du Abarbanel (dont le Ran dans ses discours et autres).

Selon l’affirmation du Talmud et du Ramban, il semblerait que le coupable de ce long exil soit bien notre patriarche ! Tous s’insurgent de cette éventualité, arguant entre autres le fait que l’on ne puisse concevoir qu’un coupable ne soit pas puni personnellement d’une faute et que cela retombe sur sa descendance…

Le Ran, et avec quelques nuances le Abarbanel, soutiennent que Dieu avait prévu depuis le début cet exil, afin de préparer les enfants d’Israël au Don de la Torah et au statut de peuple. Ce concept fut repris de nombreuses fois dans des œuvres ultérieurs. Ils réfutent complétement le commentaire du Ramban et n’expliquent pas les propos du Talmud.

On pourrait expliquer cette apparente contradiction à l’aide de l’éclairage du Maharal de Prague (dans son ‘Hidouchei Aggadot sur le traité en question). Selon lui, il ne s’agit aucunement d’un châtiment. Sa conception du patriarche, et d’Abraham en particulier, ne se visualise pas comme une filiation linéaire. Ainsi, le patriarche n’est pas simplement un ancêtre (le père du père du père…) du peuple juif. Il en est la source ontologique. Ses descendants représentent donc l’expansion de sa personne, possédant ses caractéristiques et sa nature propre. Une défaillance dans son comportement nécessite, selon cette conception, une reconstruction au niveau de sa forme élaborée. Ainsi, un manquement au niveau de sa volonté de rapprocher les hommes à Dieu ou de sa conception du Sage, maître de l’esprit, entraîne inéluctablement le besoin d’imprimer de nouveau dans le peuple, projection multiple de lui-même, ces concepts inhérents à son identité. L’exil est certainement la conséquence des actes d’Abraham notre Père, sans pour autant être une punition. (Voir ces propos pour une corrélation entre les fautes commises et l’exil en général.)

Même si son principe est certainement vrai, il n’est pas si évident de le voir dans les mots du Talmud. En effet, la notion de châtiment y est clairement mentionné et c’est même Abraham qui est visé. (Dans le commentaire du Ramban, en revanche, il se pourrait que le décret de l’exil ne soit pas un châtiment mais une conséquence de son manque de foi.)

Le Ben Yehoyada fait remarquer que l’asservissement de ses enfants ne constitue pas la punition d’Abraham mentionné dans le Talmud. Ainsi, la conjonction utilisée pour relier ces deux phrases est la conjonction de coordination « et », impliquant l’union de deux informations indépendantes l’une de l’autre. L’asservissement n’est donc pas une conséquence et ne vient pas révéler la punition (sinon, on aurait dû utiliser une conjonction de subordination.) Selon lui, c’est l’information même de cet exil qui constitue le châtiment, faisant souffrir un futur père, qui prend conscience de la souffrance de sa descendance, celle-ci étant un décret, sans relation à des faits. Dieu a donc puni Abraham en le mettant au courant de cet exil. A présent, nous pouvons tenter de commenter les trois accusations suggérées par le Talmud.

Angareya (Αγγαρεια en grec)

De prime abord, la première cause proposée par nos Sages fait référence au manque de déférence envers des érudits de Torah. Comme l’explique le Ran, Abraham dût enrôler les membres de sa maisonnée pour combattre les quatre Rois vainqueurs de la guerre et sauver Loth, sans considérer que ceux-ci ne pouvaient être mobilisé, de par leur statut d’érudit.

Cette explication a de quoi surprendre. A cette époque, la Torah telle que nous la concevons n’avait pas encore été donné. Il est évident que leur statut ne pouvait pas être comparable à celui de l’érudit tel qu’énoncé dans la Halakha (cf. Choul‘han ‘Aroukh Yoré Dè’a §243) Que pouvait alors signifier être un érudit en Torah ? En outre, l’existence de ces érudits n’est mentionnée nulle part dans la Torah de manière explicite. Comment faire dépendre un châtiment tangible et clair sur une donnée qui l’est beaucoup moins ?

L’expression utilisée pour désigner ce manque de respect envers eux et ce qu’ils représentaient est « Angareya bé-Talmid ‘Hakham » (terme désignant une corvée en grec).

Celle-ci apparaît dans un autre endroit du Talmud concernant le sort réservé à Asa, roi de Juda, fils d’Abijam. En effet, le texte (Rois I 15,23) nous décrit qu’à la fin de sa vie, il souffrit de ses pieds (d’une maladie désignée par nos Sages comme la goutte, ou podagre, maladie chronique fréquente liée au métabolisme de l’acide urique) :

« Rava enseigna : Pour quelle raison Asa fut puni ? Car il imposa une corvée sur des Sages de la Torah, comme il est dit « Le roi Asa convoqua alors tous les gens de Juda, sans dispenser personne (pour enlever les pierres et le bois employés par Baasa, le roi d’Israël, aux travaux de Rama, ville fortifiée censé bloquer les flux de population au Royaume de Juda) » (Rois I 15,22) Que vient inclure l’ajout « sans dispenser personne » ? Rav Yehouda dit au nom de Rav : même le jeune marié de sa chambre et la jeune épouse de son dais nuptial. »

(Sota 10a)

Il est intéressant de constater que le verset rapporté en appui est utilisé pour inclure un tout autre type de personne, sans rapport avec les érudits en Torah. (Certains veulent répondre que ces derniers sont déduits d’un autre mot, mais de prime abord, la déduction s’opère de cette même expression, ainsi que l’apprend le Radak (ibid.). Le ‘Aroukh ira dans ce sens en expliquant qu’a fortiori les Sages furent mobilisés.) Néanmoins, comment comprendre le rapport avec les mariés ?)

Ce passage est assez problématique. Dans les Chroniques, une toute autre version des faits qui suivirent l’épisode rapporté par le Talmud nous est contée :

« Le roi Asa fit venir tout Juda pour enlever les pierres et le bois destinés aux constructions de Baasa, et il s’en servit pour fortifier Ghéba et Miçpa. A cette époque, Hanani le Voyant alla trouver Asa, roi de Juda, et lui dit : « Puisque tu t’es appuyé sur le roi de Syrie au lieu de t’appuyer sur l’Eternel, ton Dieu, l’armée du roi de Syrie s’est échappée de tes mains. Assurément, les Ethiopiens et les Libyens formaient une armée considérable, disposant de chars et de cavaliers extrêmement nombreux, et parce que tu as cherché ton appui en l’Eternel, il les a livrés en ton pouvoir. C’est que l’Eternel promène ses regards sur toute la terre, pour soutenir ceux dont le cœur lui appartient entièrement. Tu as agi follement en cette occurrence. Aussi désormais tu ne cesseras d’être en guerre. » Asa s’emporta contre le Voyant et le fit jeter en prison, tant il était courroucé contre lui pour ce discours. Asa maltraita aussi une partie du peuple à ce moment. Or, l’histoire d’Asa, du commencement à la fin, est consignée dans le Livre des Rois de Juda et d’Israël. La trente-neuvième année de son règne, Asa eut les pieds malades. Cette maladie fut extrêmement grave ; pourtant, même dans sa maladie il ne s’adressa pas à l’Eternel, mais aux médecins. Asa s’endormit avec ses pères ; il mourut dans la quarante-unième année de son règne. »

(Chroniques II 16,7-13)

Ainsi, il semblerait que la cause de sa maladie soit intrinsèquement liée à sa volonté d’indépendance, à son désir de ne pas compter sur Dieu mais au contraire de se plier à des moyens naturels (tel qu’un pacte avec un roi étranger ainsi que la confiance au médecin). D’ailleurs, le Ralbag (ibid. 10) expliquera que sa maladie lui fut assigné « mesure pour mesure ; il ne voulut pas combattre le roi de Syrie et Baasa, alors qu’il se voyait aidé par Dieu quand il lui était fidèle, comme s’il n’avait plus de pied, ainsi Dieu retira de ses pieds la possibilité de marcher. Mais même dans cette maladie il fauta et ne s’adressa pas à Lui mais aux médecins… »

Comment comprendre que nos Sages virent une autre cause à sa maladie, cause déduite seulement en partie ?

Il me semble ainsi évident que le Talmud ne fait aucunement référence à la raison littérale de sa maladie. Rava voulait enseigner de manière allégorique (ainsi que le terme utilisé par le Talmud, « Darach », le sous-entend ; il se base sur le Drash, troisième sens d’interprétation de l’Ecriture) l’essence de son erreur. La déduction du Talmud concerne ainsi les mariés, comme pour y voir une métaphore de la faute d’Asa. L’expression est rapportée dans les Prophètes (Joël 2,16) pour intimer aux jeunes mariés de cesser leur joie et de s’associer aux rassemblements du peuple, aux jeûnes et aux lamentations des gens qui les entourent. Elle possède donc une connotation de changement de dimension, de quitter une atmosphère intime et festive pour un environnement public et austère. En ne se remettant pas à Dieu, il décida de quitter l’intimité de sa relation avec Lui, en se plaçant sous un auspice naturel, une providence détachée de toute personnalité.

Concernant la victoire d’une guerre, le Talmud nous enseigne :

« Rabbi Yehochoua ben Lévi demande : Quel sens donné au verset « Nos pieds se tiennent dans tes portiques, ô Jérusalem » (Ps. 122,2) ? Qui fit en sorte que nos pieds puissent se tenir dans la guerre ? Les portiques de Jérusalem où l’on étudiait la Torah ! »

(Makot 10a)

Une corrélation très forte peut ainsi être trouvé entre la guerre et les pieds d’une part, et avec la Torah d’autre part. Les pieds sont les membres qui sont au contact du sol, reliant ainsi l’Homme à son environnement. En outre, ils soutiennent ce dernier et le font tenir debout. La force qui fait tenir l’homme, même dans un environnement hostile et dangereux, propre à le faire trébucher et diminuer sa stature, se trouve dans la Torah. Un dénigrement profond pour les détenteurs de la Torah entraîne ainsi une faiblesse dans la capacité à l’Etre de subsister comme tel et de résister aux courants contraires qui veulent le faire plier.

Dans le cas de Asa, sa faute fut double. En décidant de se remettre aux mains des lois naturelles, il sortit de son cocon privilégié et affronta une réalité froide et impersonnelle, qui le mena à la mort. Mais les Sages dévoilent que ceci ne fut qu’une conséquence de la profanation de la force de la Torah et de sa capacité à maintenir l’identité de celui qui la détient. En effet, dès qu’une telle protection est remise en doute, la recherche d’une autre, plus « sûre », comme le recours aux accords diplomatiques, est nécessaire. La maladie aux pieds de ce roi, entraînant sa fragilité, montra ainsi l’origine de la scission entre lui et la dimension privilégiée qui fut la sienne : une conception erronée de la Torah et de ses facultés   

« Angareya bé-Talmid ‘Hakham » est donc l’expression d’une coupure entre l’homme et sa véritable nature dans un premier temps, puis de l’être et de son espace dans un second temps.

Pour revenir à Abraham notre Père, cette accusation se situe dans un contexte assez militaire. Son neveu étant en danger, il court à son secours et se jette dans une guerre qui a priori ne le concerne pas. Au moment de rassembler ses hommes, et de les entraîner dans un environnement dangereux, tant au niveau corporel que spirituel, il aurait fallu accentuer, aux yeux de ses compagnons d’armes, la véritable source de protection. Certes, D.ieu est venu à leurs secours et leur donna la victoire, mais cette protection divine aurait dû être provoquée par un élan intérieur. Prendre tous les membres de sa maison, sans en réserver pour implorer le salut divin, a affaibli dans une certaine mesure la dimension de foi dans laquelle ils baignaient en temps normal. Les mener sur un champ de bataille sans ancrer en eux que leur force provient de leur fidélité est considéré comme une grave accusation venant d’Abraham.

On lui fit donc savoir que ses enfants auront à subir l’exil, devront quitter leur état naturel et s’immerger dans une dimension où la protection divine ne sera pas évidente.

Abraham faillit, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans son éducation à montrer qu’une guerre ne se livre pas que dans le champ de bataille, même avec la protection divine. Elle se prépare en amont, avec la foi en Dieu et à Son message.

Une rassurante inquiétude

La seconde remise en question concerne sa volonté à demander à Dieu un signe confirmant l’héritage de sa descendance. Il est vrai que l’annonce de l’exil suivra. Mais il est inconcevable de croire qu’Abraham avait besoin d’être rassuré, ainsi que demandent les exégètes bibliques. Pour preuve, l’annonce qu’il allait avoir un fils ne provoqua aucune réaction de ce genre. Au contraire, il fit confiance à Dieu et cela lui compta comme un mérite.

Quelle différence alors pour la Terre d’Israël ?

Le Talmud interprète la réaction d’Abraham à cette promesse comme une incertitude du mérite de ses descendants :

« Il est écrit « comment saurai-je que je l’hériterai ? » (Gen. 15,8) Abraham dit devant le Saint-béni-soit-Il : Maître du monde ! Israël pourrait arriver à fauter devant toi et Tu pourrais leur faire comme à la génération du Déluge et à celle de la Discorde ? Il lui répondit : Je ne le ferais point. Il lui rétorqua : Maître du monde, comment le saurais-je ? Il lui dit : « Prépare-moi une génisse âgée de trois ans etc. » [Par le mérite des sacrifices.] Il lui dit : Maître du monde ! Ceci est valable tant que le Temple existe, après sa destruction que se passera-t-il ? Il lui dit : Je leur ai déjà préparé l’ordre des sacrifices, à chaque fois qu’ils le liront Je considérerais comme s’ils avaient approché devant Moi un sacrifice et Je leur pardonnerai toutes leurs fautes. »      

(Meguila 31b)

(Il est vrai que Rachi dans son commentaire sur ce verset rapporte cette seconde interprétation, plus laudative pour notre patriarche.)

L’opinion de Chemouel, qui voit en cette question une cause à la punition d’Abraham, devra, selon la plupart des commentateurs, penser qu’il était en recherche d’une confirmation, mettant en doute la véracité de la parole divine (cf. Maharcha et autres).

Cependant, ses propos sont un peu ambigus. En effet, l’expression utilisée (littéralement « élargir les mesures ») ne mentionne aucunement un tel doute de sa part.

Pourquoi ne pas avoir écrit clairement que la cause fut sa recherche d’une preuve ?

Cette formule apparaît dans le Talmud (Nida 4b) pour décrire la sévérité de l’Ecole de Hillel qui élargirent les mesures de l’interdit. Aussi, « les mesures du Saint-béni-soit-Il » désigne généralement, dans le langage de nos Sages, la façon comment le comportement du Créateur s’exprime envers Ses créatures (voir dans le Talmud de Jérusalem Berakhot 5,3 ; Midrach Tan’houma sur Gen. 8,1 §7 )

Ainsi, l’explication des propos de Chemouel signifierait « élargir le comportement divin », le rendre plus vaste, plus complexe. Avec ses nombreuses questions, comme le Talmud le sous-entend, incluant les implications humaines (comme les fautes et la destruction du Temple, conséquences malheureuses du libre-arbitre de l’Homme), Abraham voulut agrandir le champ d’action de la Providence, pour parer à toute éventualité. Pour lui, le droit à la Terre devait être absolu, sans aucun moyen d’y déroger. Ce n’est donc pas en Dieu qu’il avait un doute, mais plutôt en la nature humaine.

L’accusation, selon cette lecture, ne portait pas sur un quelconque manque de foi, mais plutôt sur la crainte d’une réaction (méritée…) de la part de l’Eternel, due aux fautes du peuple juif.    

Craindre d’un châtiment mérité laisse sous-entendre que notre patriarche, pilier de la Bonté, avait un doute sur notre aptitude à accomplir la Volonté divine. Une confiance plus grande de sa part aurait été attendu. Ainsi, Dieu lui fit prendre connaissance de l’exil, « châtiment » immérité car cela n’est été pas un.

Sans état d’âme

La troisième et dernière accusation porte, quant à elle, sur le fait qu’Abraham ait rendu les captifs originaires de Sodome à la demande de leur roi. Le terme utilisé dans sa requête pour désigner ces prisonniers est « les âmes ». Ce mot apparaît déjà dès le début de la Paracha (Gen. 12,5) pour désigner les prosélytes qu’Abraham et sa femme ont convertis. Comme si, à ce moment, le fondateur du monothéisme refusa de conserver ses âmes captives et de les rapprocher au service divin, les restituant ainsi à leur roi mécréant. Nous pouvons même suggérer qu’il refusa de leur sauver la vie, et de les extirper de la destruction imminente de leur ville…

Mais comment concevoir qu’il ne voulait pas procéder à ce qu’il fit toute sa vie, à savoir convaincre le genre humain de l’Unité de Dieu et le rallier à sa cause ?

Le verbe utilisé par le Talmud pour définir cette retenue d’influencer se traduit par « prélever ». Comme si Abraham avait fait le tri et avait retiré les personnes qu’il ne voulait pas convertir. Même si on pourrait comme un tri le fait d’avoir repoussé ces prisonniers par rapport aux autres prosélytes, le Midrach nous dévoile que ce prélèvement se fit à même le champ de bataille :

« Il reprit tout le butin, ramena aussi Loth son parent, avec ses biens, et les femmes et le peuple. » (Gen. 14,16) Rabbi Youdan dit : Il reprit les hommes et les femmes mais n’a pas rendu les enfants. Ceux-ci se sont relevés, se sont convertis et se sont érigés contre la débauche de leurs ascendants. Comme il est écrit (Ez. 7,24) « J’amènerai les plus méchants d’entre les nations… » Qui sont ces méchants ? Rabbi Yehouda fils de Rabbi Simone répondit : ce sont les habitants de Sodome sur qui il est dit (Gen. 13,13) : « Or, les habitants de Sodome étaient méchants et pécheurs devant l’Éternel, à un haut degré. »

(Béréchit Raba 43,4)

Les commentateurs (voir le Matnot Kehouna et autres) expliquent ainsi qu’Abraham n’a pas ramené les enfants du champ de bataille afin qu’ils ne reviennent pas à leur mauvaise conduite. Il les amena vers les ailes de la Présence divine et ils se séparèrent de la dépravation de leur peuple. Il fit donc un tri entre les parents et les enfants !

Le comportement de notre Père reste ainsi fidèle à lui-même. Il sut voir la nature sombre des habitants de cette ville maudite et perverse et compris qu’il ne pouvait pas les sauver. Son aversion pour ces personnes se remarque dans son refus de profiter de leur richesse, dans sa volonté de rester séparé d’eux. Malgré tout, il prit l’initiative de sauver les plus jeunes, espérant ainsi pouvoir les changer sans l’influence néfaste des aînés.

Dans ce cas, comment comprendre l’argument de Dieu ? Peut-être lui reprocha-t-il d’avoir perdu espoir en ces hommes, sans même avoir essayé. D’avoir été si catégorique, sans tenter de les sauver d’une mort future. Quelque part ce fut une faille dans sa nature si généreuse, si propice à la sauvegarde de l’humanité. Cela reste des créatures de Dieu, malgré tout.

Ainsi, Abraham ressentit la douleur de voir sa descendance souffrir, être maltraité, par un peuple étranger. Mais pire, il vit l’influence que les Egyptiens auront sur ses enfants, les tirant du mauvais côté.

En conclusion, les trois accusations de nos Sages, portant d’une part sur sa réaction lors du sauvetage de Loth (que ce soit lors de sa décision de combattre sans avoir préalablement insisté sur des préparatifs spirituels, ou bien de son refus à tenter de sublimer la nature ténébreuse des habitants de Sodome) et d’autre part de son manque de confiance en la piété de ses petits-enfants, une même trame se dégage. C’est le manque de considération de l’étincelle d’esprit qui irradie en l’Homme, lui permettant d’invoquer et de se protéger, de changer de nature et de croire en soi. [Cette conception de l’homme est peut-être dû à sa propre conception de sa personne, « Je ne suis que poussière et cendre », de cette faculté de don au détriment de sa propre personne …]

Réussite imparfaite

A présent, après avoir tenté d’apporter un semblant d’explication sur ces accusations, comment concevoir la réussite de notre patriarche, réussite tachée d’erreurs, aussi infime soient-elles ?

(Comme nous venons de le démontrer, ces dernières représentent la plupart du temps la réalisation même de l’épreuve, tel que la réaction à la famine et la réaction à l’annonce de la capture de son neveu…)

Rachi, dans son commentaire sur la Michna, expliquera le fait d’avoir surmonté toutes les épreuves comme étant la capacité « de ne pas avoir remis en question le comportement de Dieu, du fait de son amour pour Lui ». [Voir son commentaire sur Ex. 6,1 où il explique cette notion comme la faculté de ne pas relever l’apparente contradiction entre la promesse divine et la réalité, la bénédiction de Dieu et Ses exigences.] Pour lui, il semblerait que l’acte ne représente pas l’essentiel de l’épreuve. Ce que Dieu recherche se situerait dans les tréfonds de la conscience humaine, dans la possibilité à remettre en cause ce qui lui arrive et de rester profondément fidèle à Sa parole. L’acte ne serait qu’un moyen d’exprimer cette fidélité, de ne pas seulement la restreindre dans la psyché. Selon le Ramban, rapporté au début de notre propos, toute l’épreuve ne serait qu’un moyen pour le Créateur d’octroyer la récompense d’une bonne action, à la place d’une bonne intention. L’acte, selon ses dires, n’est justifié que pour le système rétributif mis en place.

About The Author

Ancien élève de Gateshead et de la Yéchivat 'Hevron, il est l'auteur entres autres d'un essai sur l'adolescence à travers le prisme de la Torah. Etudiant à plein temps du Kollel, il se spécialise dans 'Hochen Michpat.

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