Michpatim – Rendre justice, mais à qui ?

Michpatim – Rendre justice, mais à qui ?

Matan Torah, moment essentiel, fondateur du peuple juif, est suivi par une injonction faite au peuple juif naissant, par la voix de Moche : il n’y aura de service que celui de Dieu, sans faire appel à quelque intermédiaire que ce soit. On construira un Mizbeah’, un autel fait en terre sur lequel seront offerts des sacrifices, et ce, à l’endroit choisi de Dieu. Si, d’aventure, on voudrait en construire en pierre, il serait interdit d’en tailler les pierres, de se servir de lames métalliques, outils de destruction et de mort. Enfin, pas d’escaliers, pas de large pas, nul signe d’arrogance. Mais une rampe, de petits pas mesurés.

Fin de la Paracha, fin de l’histoire, le sujet est clos.

L’est-il vraiment ?

Parachah suivante : « Veeleh Hamichpatim acher tasim lifnehem. Et voici les lois que tu placeras devant eux ». « Et voici » ? Voici !

‘Et voici’ la suite de l’histoire, celle du Sinaï, celle du don de la Torah, mais aussi suite de l’épisode qui précède, celui du Mizbeah’. Dans les mots de Rachi « De même que les lois précédentes sont originaires du Sinaï, ainsi en est-il de celles-ci. Et pourquoi les lois sont-elles juxtaposées aux règles du Mizbeah’ ? Ainsi nous apprend-on que la place de Sanhedrin est au côté de l’autel. »

Le Midrach Rabah[1] ajoute une nouvelle dimension à cette identité : un Cohen ne peut être empressé, ne peut marcher d’un pas grossier, arrogant lors de son ascension de l’autel, le juge ne peut se montrer impatient, grossier, ne peut faire montre d’arrogance lors du jugement.   

Ainsi, le Michpat est sujet à une double appartenance : au Sinaï, d’une part. Au culte sacrificiel, en particulier, de l’autre.

Mais tous les commandements, tous les détails ne viennent-ils pas tous du Sinaï[2] ? Et puis, qu’ont-ils en commun, l’autel et le Michpat, qui justifie que l’on place l’un et l’instrument du deuxième côte à côte.

Le Maharal, en guise de réponse à la première question, introduit l‘idée suivante. La Torah est faite d’un bloc, Thorat H’ temima, D’ nous l’a donné d’un bloc. C’est pourquoi la Torah fut donnée dans son intégralité par deux fois. Une première fois au Sinaï, en tant qu’expérience originaire pour le peuple juif. Puis, une deuxième fois dans le Ohel Moed, le tabernacle. Mais, il n’en reste pas moins que certains commandements appartiennent de manière intrinsèque au Sinaï et d’autres au Ohel Moed.

Le Michpat comme partie intégrante de l’expérience sinaïtique. En d’autres mots, il n’est de Sinaï, de don de la Torah, donc de peuple Juif, sans sa dimension juridique. Dans les mots du Midrach Rabah[3] « La Torah tout entière dépend du Michpat, c’est pourquoi D’ l’a placé immédiatement après les dix commandements ».

Dans le premier chapitre de Avot se trouvent deux enseignements, simultanément symétriques et contradictoires.

« Chimon Hatzadik, survivant de la Grande assemblée, avait coutume de dire : le monde repose sur trois piliers, la Thorah, le service divin et la bienfaisance »[4].

« Rabban Chimon ben Gamliel avait coutume de dire : le monde repose sur trois piliers, la justice, la vérité, et la paix »[5].

Trois piliers, mais lesquels ?

Rabbenu Yona[6] tente de résoudre cette contradiction de la manière suivante. La première leçon vient justifier a priori l’être-monde. Une fois le monde créé, il nous faut connaitre ce qui permet sa perpétuation, voici ce que Rabban Chimon ben Gamliel vient nous enseigner.

Cette solution ne satisfait pas le Beit Yossef[7]. Il y’a ici, nous dit-il, un problème d’ordre logique. Si quelque chose sert de justification a priori, il suffit aussi a posteriori. Si la Torah, le service divin et la bienfaisance permettent la création du monde, ils assurent, a fortiori, son maintien.

Il propose comme solution l’interprétation suivante. Chimon Hatzadik se situe dans un monde idéal, pré-Hourban. Le temple existe encore, avec tous ses miracles, les rituels sacrificiels sont exécutés quotidiennement, les lois relatives à la terre sainte sont encore réalisables. Rabban Chimon ben Gamliel, lui, vit dans un monde devenu profane. Disparue, la fumée de l’autel. Disparu le chants des Lévites. Le joug de l’exil les a remplacés, étouffant la voix de l’étude, les velléités de bienfaisance.

Un monde pareil, peut-on encore le justifier, du moins a posteriori ? Voici la problématique qui occupe constamment Rabban Chimon ben Gamliel. Et là, surgit l’illumination. Trois piliers ! aujourd’hui, comme hier. Mais sur un mode mineur. Les trois obligations d’hier survivent sous une forme nouvelle, celle de la justice, de la vérité et de la paix.

Afin de comprendre cette transformation, il nous faut avant tout saisir ce que représentent les notions évoquées par Chimon Hatzadik, ainsi que leur nécessité.

Le monde, explique le Maharal[8], fut créé pour l’homme, et est par conséquent dépendant de l’homme et de sa réalisation. Cet accomplissement s’effectue sur trois plans : celui de l’homme vis-à-vis de lui-même. Celui de l’homme face à D’. Enfin, celui de l’homme envers le monde. En d’autres mots, Torah, service divin et bienfaisance.

Si nous devions traduire ces obligations en concepts, nous dirions que la Torah représente la vérité, condition même de ce qui est ‘en-soi’. Le service divin est l’expression de la causalité reconnue. L’être créé se reconnaissant en tant que tel, faisant, par ce geste même, dépendre son existence de la Cause ultime. Le sacrifice appartient donc au lexique du Din. Enfin, la bienfaisance est de l’ordre du Hessed, de la bonté, c’est-à-dire de la volonté créatrice.

On reconnait là les concepts énoncés par Rabban Chimon ben Gamliel[9]. La création du monde se justifie par la concrétisation intégrale des trois catégories fondamentales que sont le Hessed, le Din et le Emeth. Quand cela n’est plus possible, il ne reste plus qu’à revenir aux notions essentielles et les réaliser d’une manière ou d’une autre ; par la justice, Michpat, en ce qui concerne le Din.  

Une interrogation subsiste néanmoins. La justice est une émanation du Din, en ce que la justice est la réalisation d’une réalité pré-juridique qui est cause du verdict final. Il n’en reste pas moins qu’il n’y a prima facie nulle reconnaissance de D’ comme Cause ultime.

Nous avons mentionné le parallèle établi par le Midrach entre le prêtre et le juge, le deuxième étant enjoint comme le premier à l’humilité et à la pondération.

Cette idée se retrouve sous forme de maxime dans la première Mishna du traité Avot au nom de la Grande Assemblée : « soyez pondérés dans votre jugement ».

Selon Rav J.B Soloveitchik[10], cette maxime implique la négation de tout pouvoir d’ordre politique. Dans une société politique, la justice est une forme de pouvoir, ou à tout le moins un instrument du pouvoir, exercé par un groupe ou une personne sur d’autres. Une telle justice est hâtive et arrogante, tout est joué, les dés sont pipés. Mais le Judaïsme rejette l’idée même du pouvoir. Son exercice, la Rabbanout, détruit son possesseur[11].

Le Michpat n’est pas un pouvoir, il ne fait même pas partie des prérogatives humaines, il appartient à D’[12] qui seul le possède. Dieu crée le monde qui lui appartient. Il l’agence comme bon lui semble, accordant la propriété comme il l’entend. A l’homme incombe la responsabilité de reconnaitre, de faire renaitre, la volonté de Celui qui est Cause de ce qui est, selon les règles qu’Il a mis en place. Cet exercice est celui du Michpat.

Dans cette perspective, les postulats énoncés par le Midrach s’entendent comme nécessaires, apodictiques. On ne saurait envisager une justice qui ne soit service, qui n’ait sa place près de l’autel. Et donc qui ne soit, nécessairement, d’humilité comme il va de soi que service arrogant n’est autre qu’arrogance pure, attitude éminemment politique.

Mais le politique n’est pas seulement l’ennemi du service divin[13] et de la justice, il l’est encore plus de la vérité. La seule vérité du politique est celle de la politique, justement. Ainsi, sans service, pas de vérité. Il s’ensuit conséquemment qu’il ne peut être de Torah, non plus. Ainsi, le Din sous ses deux formes est condition nécessaire pour la Torah. Il est donc inévitablement du Sinaï.        


[1] מדרש רבה ל’ ב’

[2] Voir  שפתי חכמים א’ sur שמות כ”א פסוק א’.

[3] מדרש רבה ל’ י”ט בשם ר’ אלעזר

[4] אבות פ”א ב’

[5] שם י”ח

[6] Voir טור חו”מ סי א’

[7] ibid.

[8] דרך חיים פ”א ב’

[9] Voir דרך חיים פ”א י”ח

[10] Soloveitchik, Rabbi J.B, Halakhic Morality, Maggid, Jerusalem, 2017, p32

[11] פסחים פ”ז: “אמר רבי יוחנן אוי לה לרבנות שמקברת את בעלה”.

[12] דברים א’ י”ז “לא תכירו פנים במשפט כקטן כגדול תשמעון לא תגורו מפני איש כי המשפט לאלוקים הוא

[13] Mais pas seulement.

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Comments (2)

  • Suzanne G.

    Bravo !

    Nouvel auteur, nouveau style… Assez complexe à comprendre mais bien formulé.

    Si j’ai bien compris, le Michpat est juste… l’antithèse de la politique. Révéler une Volonté Divine, certes, mettre en application les lois établies par le Créateur, je veux bien. Mais toutes les Mitsvot ne sont que l’expression de D’, pourquoi alors uniquement la justice ?

    Et puis, pour être allé à un Din Torah la semaine dernière, je pense que vous idéalisez un peu trop le rôle “pondérateur” du Dayan… Il me semblerait au contraire qu’à la différence des autres Mitsvot totalement ‘objectives’, les Michpatim donnent énormément de place au Juge ! Il peut ainsi décider et trancher d’une façon que son collègue n’aurait pas apprécié… Tout cela sur une base totalement subjective, et excusez-moi le terme, en mettant D’ en dehors de tout cela… En fait je ne vois qu’une révélation de la personnalité du Dayan et de sa perspicacité….

    Entre la politique qui est mensongère à outrance et la notion divinisée de la Justice que vous avez dépeinte, d’énormes nuances peuvent être établies… La réalité en est la preuve…

    Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup apprécié votre façon personnelle de présenter l’idée (avec des références assez originales…)

    • H Bloede

      Merci pour vos remarques.
      Je vais tenter d’y repondre. Nous accomplissons les Mitzvot par obligation envers D’. Cela dit, il faut différencier entre le pourquoi et le quoi. Les Mitzvot en elles-mêmes ne représentent pas cette obligation. Les Tefillin symbolisent le lien profond entre le peuple juif et son créateur, pas le lien de l’obligé vis-a vis de son bienfaiteur. Le service divin et la justice ont cela de particulier que ce rapport d’obligation est au cœur même du commandement.
      En ce qui concerne la deuxième question, je vous accorde volontiers le fait que le jugement reflète nécessairement la subjectivité du juge. Il ne peut en être autrement, nous n’avons après tout aucun moyen objectif de connaitre la Vérité. Ma réflexion concerne plutôt la démarche du juge. Se voit il comme détenteur ou instrument du pouvoir, ou bien comme serviteur de D’ qui, avec sa propre subjectivité, tente de réaliser sa Volonté. Un juge s’inscrivant dans la seconde démarche n’a pas confiance en son jugement, qu’il sait personnel. Il se doit d’hésiter, de prendre son temps, de se soupçonner, même si en définitive le verdict qu’il rendra sera personnel.

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