Parachat Vayakel & Chekalim – Les manifestations: bénéfiques ou nuisibles ?

Parachat Vayakel & Chekalim – Les manifestations: bénéfiques ou nuisibles ?

Les manifestations, un catalyseur de changement ou un ferment de discorde ?

À une époque où la manifestation est devenue un outil pour amplifier les voix et susciter le changement, la fine ligne entre le pouvoir de l’action collective et le danger de l’hystérie des masses n’a jamais été aussi visible.

La nature et le fonctionnement des foules a longtemps été un sujet de débat. Au cœur de cette discussion réside un paradoxe : Les foules ont-elles naturellement tendance à l’irrationalité et à la stupidité, ou possèdent-elles une intelligence collective qui transcende les capacités d’esprits individuels ?

Notre paracha, ainsi que la paracha Chékalim que nous lisons cette semaine, ont quelque chose à dire sur ce sujet.

Moché organise un rassemblement en réponse à une autre assemblée

« Moché rassembla toute la communauté des enfants d’Israël »

chémot §35

Ce début de la paracha est inhabituel, comme le souligne le Midrach : « Du début à la fin de la Torah, il n’y a pas d’autre paracha commençant par ‘Vayakhel’ ». Nous devons donc comprendre pourquoi, dans ce cas précis, il est mentionné que Moché a rassemblé le peuple pour lui communiquer la parole de D-ieu. Et quels étaient ces propos pour lesquels Moché a rassemblé le peuple ?

Rachi souligne que ce rassemblement eut lieu le lendemain de Yom Kippour, après le retour de Moché de son second séjour au mont Sinaï. Autrement dit, la paracha Vayakhel fait directement suite au récit de la faute du Veau d’Or que nous avons lu la semaine précédente. En effet, le Midrach présente ce rassemblement comme la correction d’un autre rassemblement :

« Heureux sont les justes qui savent faire la paix entre Israël et leur Père céleste, c’est pourquoi Moché rabbénou a dit ‘Vayakhel’… Que vienne l’assemblée de Moché, à propos de laquelle il est dit ‘Moché rassembla toute la communauté’ et qu’elle expie l’assemblée d’Aharon, sur laquelle il est dit ‘Le peuple se rassembla autour d’Aharon’ »

pessikta zouta chémot §34

Ce rapprochement nous amène à comprendre qu’il existe des rassemblements positifs, qui corrigent, construisent et apportent la bénédiction. Mais il existe également des rassemblements négatifs, qui détruisent et dévastent, et où le pouvoir de la foule peut précisément nuire et tout gâcher.

Quelle est la règle ? Comment savoir quand un rassemblement est positif et constructif, et quand il est négatif et destructeur ?

Un rassemblement frénétique contre un rassemblement organisé

La clé permettant de connaître la nature d’un rassemblement réside dans de subtiles nuances qui constituent justement la différence entre l’assemblée de Moché et celle d’Aharon. Certes, il s’agit de deux verbes similaires, deux rassemblements, mais dans le récit de la faute du Veau d’Or est employée la forme passive, « Vayikahel » (le peuple se rassembla) qui sous-entend un rassemblement spontané, contrairement à « Vayakhel Moché » qui est à la forme active. On peut également remarquer que dans le péché du Veau d’Or, il s’agit d’un attroupement de la foule autour d’un individu : « le peuple s’attroupa autour de Aharon » (une expression que nous connaissons également de deux autres grandes rébellions, celles de Korah et lors des eaux de Mériva). Tandis que dans notre paracha, c’est l’individu qui rassemble la foule :

« Moché rassembla toute l’assemblée des enfants d’Israël ». De plus, l’assemblée de Moché est une « assemblée des enfants d’Israël », contrairement à celle de Aharon, qui est décrite dans le verset comme une « assemblée du peuple ».

Un rassemblement non organisé semble être une réponse à un besoin “populaire” et désordonné de l’homme, afin de trouver l’excitation ou le sentiment d’appartenance qui lui manque. Au lieu de rechercher son identité intérieure et sa raison d’être, il fuit vers le collectif qui estompe l’aspect particulier et contraignant de chaque individu, et donne une illusion de sens éphémère. L’énergie et les moments créés au sein de la foule peuvent être enivrants, et favoriser un but qui transcende les préoccupations ou les réserves individuelles.

Le Veau d’Or est né d’un sentiment de déception du peuple. Comme l’explique Rabbi Yehouda Halevi, après la révélation divine au mont Sinaï, le peuple s’attendait à ce qu’elle soit perpétuée par un objet tangible à travers lequel il pourrait se tourner vers D-ieu. C’est dans la nature de l’homme, être terrestre incapable de se connecter à quelque chose de spirituel sans intermédiaire concret. Ainsi, lorsque le temps a passé et que Moché n’est pas redescendu de la montagne, le peuple a commencé à se décourager, ressentant une terrible confusion, et s’est fait une idole pour servir D-ieu à travers elle.

Il y avait là une peur du peuple de perdre le sens du concret. En conséquence, il s’est rassemblé autour de Aharon comme le fait une foule frénétique encline à tous les excès. C’est probablement aussi la raison pour laquelle la faute a été commise dans les chants, les danses et les festivités, veillant ainsi à ne pas perdre l’expérience humaine qui risquait de se dissiper dans les sphères célestes, à l’instar de Moché qui semblait avoir été “emporté” par les hauteurs.

Ce type de rassemblement estompe l’unicité de l’individu au profit du geste collectif, se concentrant sur l’exploitation et l’amplification des pulsions basiques que tous les êtres humains partagent. Il peut en effet conduire à une perte de pensée critique et de prise de décision rationnelle, et par conséquent à la stupidité de la foule.

Quand le collectif révèle l’individu

La correction à cela fut le rassemblement de Moché. Un rassemblement organisé qui commence de l’intérieur, du fond de l’être humain, et qui en éveille les sentiments d’attachement à un seul et même but de vie, à une seule et même âme collective. C’est le rassemblement qui vient de l’écoute de l’individu supérieur – Moché, qui éclaire le peuple et lui désigne son essence même.

Un tel rassemblement n’est pas seulement inoffensif, mais nécessaire. C’est seulement par son biais que l’homme peut comprendre qu’il n’est pas un simple assemblage de pulsions dans lesquelles il est enfermé et qu’il doit s’efforcer de diriger pour le bien comme le mal, mais qu’il y a en lui une singularité qui aspire à s’épanouir et à se connecter à l’infini.

A travers le collectif, l’homme comprend le singulier en lui. Quand les participants de la communauté parviennent vraiment à se connecter et à se compléter les uns les autres, accédant ainsi à une abondance de créativité, de sagesse et de potentiel qui dépasse les limites des pulsions communes, l’homme accède à la reconnaissance de son “moi” supérieur. Par l’« ensemble » (יחד), l’homme comprend le « singulier » (יחיד) en lui.

L’observance du Chabbat – garant de la préservation de la singularité

Cela nous permet de comprendre le sujet que Moché a choisi de leur annoncer lors de ce rassemblement – l’observance du Chabbat. Le Midrach dit à ce propos : « Hachem dit : Forme de grandes assemblées… afin que les générations futures apprennent de toi à rassembler des assemblées chaque Chabbat et à se réunir dans les maisons d’étude ».

Le Chabbat apporte une lumière particulière où l’homme peut davantage ressentir son unicité et le dessein de son existence. Les six jours précédant le Chabbat symbolisent un monde d’action, de multiplicité, un monde où la conscience de l’unité n’est pas claire et peut être perçue du point de vue commun. Le septième jour est saint et interdit à tout travail. C’est un jour qui permet de regarder la vie d’un œil différent, où tous les détails se révèlent comme les ramifications d’une structure spirituelle complète.

On peut ajouter que dans notre paracha est dévoilé le fait que le Chabbat diffère des autres commandements, en cela qu’il est un commandement collectif, comme l’explique le Netziv. Contrairement à la conception laïque selon laquelle l’observance du Chabbat est l’affaire privée de la personne religieuse, la Torah vient ici souligner que la sainteté du Chabbat est créée par son observance par la communauté. Un individu qui y travaille profane le Chabbat dans son ensemble, celui de toute la communauté.

Le secret du Mahatsit Hashekel

Notre paracha coïncide cette année avec la paracha Chékalim, qui commande à chacun de donner un demi shekel d’argent pour les besoins du Service. Ces demi-pièces données par chacun de manière égalitaire, sans exception, étaient destinées à financer les sacrifices communautaires dans le Michkan.

Le Talmud (Menahot 65a) décrit un débat fondamental qui opposa les Sadducéens aux Pharisiens concernant le Korban Tamid. Les Sadducéens affirmaient que l’individu pouvait faire don de ses propres biens pour offrir le Tamid. Selon les Pharisiens, tous les sacrifices communautaires devaient provenir du trésor public, venant des dons communautaires. Ce débat pourrait provenir de la compréhension de la notion de communauté au sein du peuple juif. Les Sadducéens voyaient la communauté comme un regroupement d’individus entre lesquels existe une forme de coopération, sorte d’association autour d’un intérêt ou d’un objectif défini. Les Pharisiens, en revanche, considéraient le rassemblement comme une nécessité en soi, et dont le résultat serait une sorte de tissu humain unique et inséparable. Cela se reflète clairement dans le commandement du Mahatsit Hashekel, comme l’explique le Alchikh : seuls deux Juifs constituent une pièce entière, tandis qu’un seul Juif n’est qu’une demi-pièce.

En conclusion

« La bêtise du troupeau » ou « la stupidité des foules » sont des expressions connues pour décrire des comportements collectifs dans lesquels le tout est largement inférieur à la somme de ses parties. L’étude de la psychologie des foules par Gustave Le Bon démontre que nous nous comportons très différemment lorsque nous faisons face à nous-mêmes et lorsque nous sommes dans la foule. Au sein de la foule, tous nos comportements deviennent plus extrêmes, nous cessons de penser rationnellement, et il existe un certain besoin de se fondre dans la masse.

D’un autre côté, de nombreux chercheurs ont montré l’existence d’une intelligence collective, « la sagesse des foules ». Lors d’un concours de devinettes sur le poids d’un bœuf en 1906, Francis Galton a prouvé que si l’on interroge de nombreuses personnes sur une question quantitative, elles peuvent obtenir en moyenne une réponse plus proche de la vérité que la réponse d’un expert.

Les foules ont-elles naturellement tendance à l’irrationalité et à la stupidité, ou possèdent- elles une intelligence collective qui transcende les capacités d’esprits individuels ?

De notre paracha, nous pouvons apprendre que les rassemblements qui étouffent l’individualité et encouragent la conformité aux pulsions de l’homme risquent de contribuer, sans le vouloir, à un climat de stupidité collective. En revanche, lorsque les gens sont encouragés à cultiver leur singularité tout en reconnaissant leur interconnexion, la communauté peut s’élever au-delà des limites de la seule égalité. Au lieu de cela, la richesse de l’expression personnelle et la sagesse des expériences se combinent pour créer un environnement harmonieux, qui transforme même l’individu et lui apprend à faire éclore.

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

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