Bamidbar – Sacrifier le particulier sur l’autel de la collectivité ?

Bamidbar – Sacrifier le particulier sur l’autel de la collectivité ?

Choisir qui intuber ?!

Face au coronavirus qui s’est propagé sur la planète entière, chaque pays a choisi sa technique de défense selon ses moyens et sa culture. L’une des plus troublantes fut sans doute celle de la Grande Bretagne, qui proposa un plan fondé sur « l’immunité de troupeau », avant de finalement faire marche arrière suite aux prévisions alarmantes des spécialistes en la matière. Cette stratégie consistait à laisser courir le virus jusqu’à ce qu’une proportion suffisante de la population ait développé des anticorps. Cette méthode cynique est terriblement coûteuse en vies humaines par les décès qu’elle inflige aux plus fragiles, ce qui soulève évidemment des questions d’éthique.

Une autre interrogation vint interpeller nos esprits en cette période, dont la question ahurissante s’est posée en ces termes : « qui traiter ? ». En Italie, suite à la propagation effrénée du virus, les médecins reçurent des ordres de priorité dramatiques, pour sauver des vies, et dont les directives ordonnaient que les patients âgés de plus de soixante ans ne soient pas connectés aux appareils de ventilation artificielle. Le motif étant le manque d’appareils. Comment est-il possible de décider ainsi du sort d’un être humain ?

Les tours jumelles et l’attentat anti-israélien de Tyr au lyban

Ces interrogations évoquent un autre questionnement de poids, qui surgit suite à l’acte terroriste du 11 Septembre 2001 contre les tours jumelles, et qui fut alors abordé dans les Batei Midrachot.

Les avions étaient détournés pour venir s’écraser contre les tours contenant des milliers de personnes d’une part, en même temps qu’ils étaient chargés d’un nombre important de passagers innocents. Aurait-il été autorisé à ce moment-là d’intercepter et détruire ces avions, quitte à tuer les passagers à bord, dans le but de sauver un plus grand nombre futures victimes dans la tour ??

A noter qu’une telle problématique fut soulevée en temps réel, lors d’un autre événement, en novembre 1983, quand une voiture piégée explosa à Tyr au Liban, à l’entrée du quartier général de Tsahal et de la patrouille frontalière. Dans cette explosion, le bâtiment où le « Shin-Bet » israélien et la patrouille frontalière demeuraient s’effondra, faisant soixante morts !!
Grâce à l’intervention d’une équipe rapide et à l’aide d’un matériel spécialisé, les nombreuses personnes sous les décombres, se trouvant aux étages inférieurs pouvaient être sauvées. Par contre, cela forçait à laisser mourir les personnes des étages supérieurs. Que faire ??!!

On demanda alors au Rav Chaoul Israéli comment procéder au sauvetage. Fallait-il mener le sauvetage de ceux des étages supérieurs, même peu nombreux, quand cela empêcherait de délivrer les nombreuses personnes coincées au-dessous ??

Sa réponse fut la suivante : aucune vie humaine ne doit être lésée, et cela quand bien même si cette atteinte entraînerait le sauvetage de millions de personnes. Cette Halac’ha est enseigné clairement dans le Rambam (lois des fondements de la Torah chap 5), qui écrit que si des non juifs menacent [des juifs] en leur disant : « Livrez-nous l’un de vous pour le tuer, sans quoi, nous vous tuerons tous », il est préférable qu’ils se fassent tous tuer plutôt qu’ils leur livrent une seule âme juive.

Comment entrevoir la logique de cette halakha ? Qu’est-ce qui permet de défendre la vie d’un individu alors que cela fixe cruellement le destin d’une assemblée entière ?!!  A l’instant même où est préservée la vie du particulier, est condamnée celle du collectif. Quelle est donc cette logique ?! A ce sujet, il convient de noter que Rabbi Yossef Karo  dans Kessef Michné, s’est arrêté sur cette problématique pour finalement conclure : « je n’en connais pas la raison ».

Pour répondre à ces questions, reportons-nous au début de notre Paracha et portons également notre attention sur le contenu du Sefer Bamidbar dans son entité.

Pour qui tu « comptes » ?

Le passouk rapporte :

« relevez le nombre de têtes de toute la communauté des Bnei Israel, selon leur famille, selon la maison de leur père, d’après le nombre des noms, tout mâle selon leur tête »

bamidbar 1; 2

Le but de ce dénombrement, un an après la sortie d’Egypte des Bnei-Israel, n’est pas compréhensible, et cela plus particulièrement lorsqu’on sait que six mois auparavant, ils avaient déjà été comptés à l’occasion de la faute du veau d’or

Par ailleurs, si le principe de ce recensement soulève un questionnement, sa forme n’en est pas moins surprenante. En effet, ce dénombrement est décrit comme partant de la collectivité pour aboutir à l’individu !! En effet, le passouk commence par évoquer le peuple à travers les mots « toute l’Assemblée d’Israel », poursuit par tribu dans les termes « selon leur famille », continue ensuite par famille comme il est dit « selon la maison de leur père », et ce n’est qu’à la fin du verset qu’il est question des individus, en vertu de la précision « d’après le nombre de noms, tout mâle, selon leurs têtes ».

Notre interrogation porte sur le fait que, par définition, tout l’intérêt du dénombrement est d’arriver à un nombre global  représentatif. Dans ce cas, il conviendrait de commencer par les individus, et non pas passer par le processus inverse, comme c’est le cas ici !!

La réponse se trouve dans l’expression singulière employée ici : « d’après le nombre des noms ». Cette locution, qui contient d’ailleurs en elle une once de contradiction, ne se retrouve nulle part ailleurs. En effet le concept du « nom » exprime la spécificité toute particulière d’une chose alors que celui du « nombre » n’est utilisé que pour l’établissement d’une quantité.

Le Ramban explique à ce sujet qu’il en fût ainsi car Hakadoch Baroukh Hou voulut que ce dénombrement se pratique dans l’honneur et la dignité, et ce pour chacun d’entre eux. Il n’était pas question de dire au chef de famille « combien êtes-vous de personnes dans ta famille » ou d’utiliser toute formule de ce genre. En revanche, il appartiendra à chacun de passer devant Moché Rabbénou avec crainte et respect, et c’est de cette manière qu’il les comptera !

Il n’y a pas d’homme sans nom

Initialement, Moché reçut l’ordre de dénombrer chacun séparément. Contrairement à la façon de faire des personnes préposées au recensement, qui se contentent de faire remplir par le chef de famille une fiche portant le nom de ses enfants. Dans notre cas, l’ordre fut justement de faire passer chacun des membres de la famille pour le compter à titre personnel.

Jusqu’alors Hakadoch Baroukh Hou s’était occupé de faire résider le Chekhina sur l’ensemble du Peuple. A travers la Kabalat Hathora et l’érection du Michkan !! Maintenant s’instaure une nouvelle dimension où réside la Chekhina : c’est le lien privilégié qu’elle tisse avec l’individu. Hakadoch Barouk Hou a ainsi établi une alliance avec l’homme en tant que particulier, et pas seulement avec le Peuple Juif dans son entité.

Décodons-nous les couleurs de la même manière?

Essayons de nous imaginer que tous les visages des hommes soient rigoureusement identiques. Quel désastre cela eût représenté pour le monde !! Un homme n’aurait pas reconnu son père et sa mère, pas plus que sa femme, ni ses fils. Dans un tel contexte, le monde n’aurait pu exister.

La diversité du genre humain fait partie des prodiges de la Création et des trésors surnaturels de notre monde. Jamais ne furent créés deux personnes rigoureusement et strictement similaires. Il en va de même également concernant les opinions des êtres humains. Si tout le monde pensait la même chose, le monde ne se serait pas maintenu. Un tel monde aurait manqué d’originalité, de créativité. Cela manque de sens, de profondeur, d’intérêt, lorsqu’il n’y a personne pour rallier l’autre à son idée… La multiplicité des conceptions personnelles et leurs différences sont l’essence même de la vie, de la raison humaine et de son maintien.

Aucun être ne ressemble à l’autre, chacun d’entre nous a sa propre vision de la Création. Une chose que l’un perçoit de telle manière selon sa sensibilité, est à même d’être interprétée à l’opposé par le second qui ne parvient même pas à saisir la vision du premier, et ne supporte pas l’idée qu’il soit possible de penser autrement que lui !! Même en ce qui concerne les couleurs, des scientifiques spécialisés dans ce domaine estiment que nous ne décodons pas tous les couleurs de la même manière, même s’il est très difficile de faire des études qui confirment cette théorie.

Il semble que cela vienne éclairer les paroles de la michna dans Avot (2;4) qui affirme « ne juge pas ton prochain avant de te trouver à sa place ». Le Admour de Kosk explique à ce sujet qu’il est précisément impossible que l’homme se retrouve exactement dans la même situation que son prochain… L’intention profonde ici est de nous faire partager ce principe, qu’un homme ne pourra jamais accepter radicalement la vision d’une autre personne.

Chacun son camp, chacun sa couleur

Nous retrouvons un tel concept dans notre Paracha, concernant l’ordre des drapeaux. Justement dans un endroit comme le désert où tout le peuple campait autour du Michkan, Hakadoch Baroukh Hou trouva bon de donner à Israel l’ordre suivant « chacun selon son drapeau d’après les signes », et de détailler l’emplacement particulier de chacune des tribus.

Pour quelle raison à cet endroit ?! Car cet endroit est supposé estomper les différences, or il se conçoit aisément que la notion d’unité – ahdout se différencie radicalement de celle d’uniformité – qui se dit ahidout. Une place spécifique est attribuée à chacun car il est interdit à qui que ce soit de s’immiscer dans le territoire de l’autre. C’est ce qui justifie que chacun ait son propre drapeau et sa couleur bien définie.

חושן – ויקיפדיה

Il lui appartient de préserver son identité. Chacun de nous détient une caractéristique rare et spécifique qui lui est propre. Chacun se détermine par sa propre couleur qui vient embellir les tons de toute la Communauté. Seuls les sots aspirent à se fondre parmi les autres et à se ressembler les uns les autres, perdant ainsi leur spécificité.

Le Chla’h Hakadoch rapporte une section des paroles du Ari zal qui écrit : de même qu’il existe quatre drapeaux, ainsi existe-t-il quatre classes dans le Peuple Juif, qui se différencient notamment par leurs coutumes : Sépharade, Ashkkénaze, Catalogne et Italie, chacun préserve son « drapeau » et ses usages, et les uns et les autres sont appelées « Divrei Elokim Haim – Paroles Divines ». C’est là le secret des 12 tribus réparties aux quatre points cardinaux, chaque point étant lui-même subdivisé en trois.

Toute personne – une pièce unique

A partir de ce développement, nous pouvons tenter de donner un sens palpitant à l’interdiction de livrer un individu pour sauver la collectivité. Il convient de rapporter ici les propos du Rabbi de Loubavitch, qui a écrit en des termes saisissants à ce sujet. Il explique que la valeur de l’individu seul, ne le cède en rien à celle d’une population entière. La valeur de la vie humaine est infinie et incommensurable !! Nous ne possédons donc aucun « étalon de mesure » qui nous permette de déterminer qui vaut le plus – l’individu seul ou bien le nombre.

Le Rabbi explique cela à deux niveaux :

1. Chaque personne porte en elle une étincelle de D.ieu, infinie. Elle ne peut être évaluée et quantifiée, tout comme la valeur d’un enfant qui ne se dévalue pas aux yeux des parents par rapport à celle de leurs cinq enfants. La valeur de l’enfant ne provient pas du fait de certains talents ou de connaissances particulières. Elle émane de l’étincelle du lien de parentalité intérieur. Cette attache parentale ne tient pas compte du nombre.

2. Le potentiel effectif de chaque être humain est également infini, et nous ne sommes pas en mesure d’évaluer cette force contenue en chaque individu. Dans ce cas, nous nous trouvons dans l’impossibilité à nouveau, de déterminer si la force du nombre l’emporte sur l’individu.

Prenons l’histoire de Yossef et ses frères. D’un point de vue quantitatif, dix frères sont plus importants qu’un seul. Dans ce cas, Yossef devait être sacrifié pour sauver les dix autres. Mais finalement, il s’avéra que le lot de dix enfants n’était pas en mesure de réaliser le plan divin prévu pour un unique enfant ! C’est Yossef qui détenait le potentiel de sauver le monde de la faim, et la vie-même de ses dix frères dépendait de sa volonté et de sa sagesse.

Entre unité et uniformité

La société dans laquelle nous vivons aujourd’hui prône un idéal d’égalité. Non pas d’égalité dans son interprétation Juive, où nous sommes tous les enfants d’un même D.ieu unique et partageons le même projet, mais plutôt comme une égalité impersonnelle, une tendance nouvelle et croissante à réduire les écarts. Les sociétés industrielles les plus avancées ont besoin de “robots” humains, identiques chacun à son prochain, pour pouvoir fonctionner en masse, de manière impassible et sans discorde. Cette uniformité de troupeau n’a qu’un seul avantage : elle est constante et régulière. L’individu est inséré dans le moule de la conformité.

Mais finalement, comment une personne prise au piège de la routine cyclique pourrait-elle ne pas oublier son statut « humain » spécifique, unique en son genre et non reproductible. Cet atout exclusif qui lui a été donné, cette seule opportunité de vivre et de remplir ses jours selon ses caractéristiques intrinsèques.

Dans notre Paracha, la Torah nous apprend, à rester fermes sur ce principe d’individualité et de dignité. Aucune voix ne doit être éteinte, et aucun avis méprisé.

Il en va de même concernant le dirigeant juif. Il doit privilégier l’écoute de chaque individu plutôt qu’exposer son charisme. Lors de l’épisode du buisson ardent, Moché déclara : «Je ne suis pas un homme habile pour parler». Il pensait qu’il perdait ainsi son rôle de dirigeant. La réalité des choses tenait au contraire dans ce propos ! Le rôle d’un leader dans le Judaïsme ne consiste pas dans son talent oratoire, pas plus que dans son aptitude à mener les foules. Son potentiel réside par-dessus tout en sa patience et sa détermination à élever l’esprit de chacun.

Efforçons-nous de reconnaître ce qui est spécial en nous, et apprécions la particularité de l’autre. Nous serons ainsi à même de générer une réelle égalité, sans estomper les différences, pour au contraire, les utiliser et les unir pour en tracer un véritable chef d’œuvre.

Notre conclusion sera celle, fascinante, de Hillel Hazaken : Si je ne suis pas pour moi, qui le serait ! Si je ne suis que pour moi, que suis-je !

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.

Comments (2)

  • Emmanuel

    Magnifique ! Votre talent spécifique de commentateur se dévoile !!

    • Rav B. Melka

      Merci Emmanuel, toujours un mot sympa ! ca fait plaisir.

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