Vous n’allumerez pas le feu de LA COLERE le Chabbat
Le travail devenu emblématique des interdictions du Chabbat est l’allumage du feu, sans doute parce qu’il s’agit de l’un des rares travaux mentionnés explicitement dans la Torah, comme dans notre paracha : « Vous n’allumerez pas de feu dans toutes vos demeures, le jour du Chabbat » (Chémot 35:3).
D’ailleurs il est intéressant de constater que l’on accueille Chabbat en allumant du feu et qu’on en sort également en allumant du feu. Ce contraste souligne encore davantage l’interdit d’allumer du feu pendant Chabbat lui-même. Nous allons découvrir un sens profond à cette particularité.
Les Sages ajoutent que même le feu du Gueïnhom s’éteint le Chabbat. Et dans le Zohar, il est écrit que quiconque se met en colère allume en réalité un feu dans le Gueïnhom. C’est pourquoi le Chla Hakadoch enseigne qu’il est interdit de se mettre en colère le jour du Chabbat, car c’est comme allumer un feu.
Le lien entre la colère et le feu est évident : le feu réchauffe, tout comme l’homme en colère « chauffe » intérieurement ; le feu brûle et consume, tout comme la colère détruit les relations et perturbe la sérénité.
Mais une question se pose : pourquoi est-il particulièrement important d’éviter la colère précisément le Chabbat ? Après tout, la colère est une mauvaise attitude en semaine aussi. N’aurions-nous pas toujours intérêt à l’éviter ?
La colère : miroir de l’âme ou perte de soi ?
Avant d’expliquer pourquoi la colère est spécialement liée au Chabbat, penchons-nous sur sa nature. Une question m’intrigue depuis longtemps : d’un côté, il est dit dans le talmud (Erouvin 65b) : « L’homme se reconnaît à sa coupe, à sa bourse et à sa colère » – ce qui signifie que la colère révèle la véritable nature d’un individu. Lorsqu’un homme se met en colère, il perd son contrôle, et tout ce qui était caché en lui surgit sans filtre.
Mais d’un autre côté, nous trouvons une affirmation opposée : « On ne juge pas un homme au moment de sa colère ». En français, il est courant de dire d’une personne en colère qu’elle est « hors d’elle », ce qui signifie qu’elle est « en dehors d’elle-même ». Cela suggère que, lorsqu’un homme se met en colère, il ne reflète pas sa véritable personnalité, mais traverse un état où il sort de lui-même et ne maîtrise plus ses paroles ni ses actions.
Alors, quelle est la vérité ? La colère révèle-t-elle la nature profonde d’une personne, ou au contraire, la dissimule-t-elle ? Après tout, lorsqu’une personne en colère parle, ses propos ont souvent un fondement réel, touchant l’essence de son interlocuteur. Faut-il donc prendre ses paroles au sérieux, ou ne voir en elles que des « paroles de colère » sans valeur ?
La colère : un affrontement entre l’ego et la réalité
Le Talmud enseigne : « Quiconque se met en colère, c’est comme s’il pratiquait l’idolâtrie » (Chabbat 105b). Pourquoi une telle sévérité ?
En fait, la colère n’est pas qu’une simple réaction émotionnelle. Elle reflète un état plus profond : un moment où l’individu ne perçoit plus rien d’autre que son ego. Lorsqu’un homme est en colère, il n’y a plus de place en lui pour autre chose que lui-même et ses désirs. Il ne voit plus le monde qu’à travers sa propre perspective, au point qu’il ne peut plus considérer d’autres réalités.
La colère surgit lorsqu’un décalage se crée entre notre volonté et la réalité, et plus encore, lorsqu’elle entre en conflit avec la volonté d’autrui. C’est pourquoi la colère est comparée au feu : tout comme le feu naît du frottement entre des pierres, la colère naît du frottement entre des volontés opposées.
Prenons l’exemple d’un conducteur qui roule sur la route et prévoit de passer au feu vert, mais un autre véhicule le ralentit, et il rate son passage. À cet instant, la colère surgit – non pas tant à cause du retard, mais parce que le conducteur considère son désir comme absolu. À ses yeux, la réalité aurait dû s’adapter à lui, et tout ce qui l’en empêche est perçu comme une entrave à son « moi ».
Il est assez phénoménal de voir que les gens sont plus nerveux lorsqu’ils conduisent – probablement parce qu’ils sont enfermés dans une bulle, coupés du monde, et perçoivent la réalité comme un espace qui doit leur être entièrement soumis. Plutôt que de voir les autres conducteurs comme des partenaires sur la route, ils les considèrent comme des obstacles, ce qui exacerbe leur colère.
En somme, la colère est une exagération de la perception de l’ego, au point que l’individu ne perçoit plus ni l’autre, ni ses besoins, ni même la réalité telle qu’elle est. C’est pourquoi nos Sages comparent la colère à l’idolâtrie : celui qui se met en colère confère à sa propre volonté une importance absolue, comme s’il n’y avait rien au-dessus de lui – ni D.ieu, ni les autres, ni la réalité elle-même. Il se place au centre du monde, et lorsque la réalité refuse de lui obéir, il explose. C’est pourquoi Hachem dit : « Lui et Moi ne pouvons coexister » (Sota 5a).
La colère isole et déconnecte
Dès lors, nous pouvons répondre à la question de savoir si la colère est un miroir de l’âme ou une perte de soi. Même si une personne en colère exprime des pensées sincères, cela ne reflète pas nécessairement sa véritable manière de penser. Lorsqu’il est sous l’emprise de la colère, il devient un autre homme, isolé, réagissant sous l’emprise d’un état intérieur de déconnexion.
En colère, l’homme ne pense pas comme il le ferait en temps normal. Sa perception est altérée, et il ne voit plus les choses avec équilibre et objectivité.
Paradoxalement, un homme en colère est tellement enfermé en lui-même qu’il en sort de lui-même. Car la véritable identité d’un individu se manifeste dans ses relations avec autrui, et non lorsqu’il est replié dans la bulle de ses propres désirs. C’est pourquoi il est dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ».
C’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase « L’homme se reconnaît à sa coupe, à sa bourse et à sa colère » : il ne s’agit pas de dire que la colère révèle son intériorité, mais plutôt que ces trois éléments dévoilent s’il vit enfermé dans son ego ou s’il est connecté aux autres :
- Par sa coupe de vin – Utilise-t-il la boisson, sur laquelle il est dit « Le vin entre, le secret sort », comme un moyen de rapprochement avec autrui, ou reste-t-il replié sur lui-même ?
- Par sa bourse – est-il généreux et ouvert aux autres, ou bien avare, centré sur son propre intérêt ?
- Par sa colère – est-il prompt à s’irriter et difficile à apaiser, ce qui indiquerait un ego trop développé ?
La colère, donc, ne révèle pas la véritable nature de l’homme, mais montre ses relations avec les autres. La fréquence de la colère et la capacité à la contrôler sont celles qui révèlent le caractère de l’homme. Lorsqu’une personne se met souvent en colère, ce n’est pas seulement une situation ponctuelle, mais un état qui indique que son ego est plus important pour lui que la relation avec ceux qui en souffrent.
Le feu de la sortie de Chabbat : le côté positif de la colère
De la même raison où la colère est associée à l’ego, elle possède aussi un aspect positif. La colère positive et bénéfique est appelée dans la Hassidout « Rogez ». Comme l’écrit rabbi Tzadok Hakohen de Lublin, le mois de Kislev est lié à la qualité du rogez, car une certaine forme de rogez est nécessaire pour que l’homme agisse et ne sombre pas dans une tranquillité passive. C’est ce que les sages ont également dit : « Qu’un homme excite toujours son bon penchant contre son mauvais penchant, comme il est dit : ‘Ragez et ne péchez pas' » (Bérakhot 5a).
Le feu représente en réalité la force de la volonté personnelle de l’homme – son désir intérieur de créer, d’agir et de s’exprimer de manière unique. Tout comme le feu ne reste jamais immobile, mais aspire à monter vers le haut, ainsi l’âme de l’homme est attirée vers la création, le changement et le renouveau.
Ce n’est pas par hasard que l’homme premier découvrit le feu à la sortie de Shabbat en frottant des pierres l’une contre l’autre pour en faire sortir du feu (Bérakhot 53b). Le feu est la seule création que l’homme produit lui-même, comme une sorte de « création ex nihilo ». Ainsi, le feu est devenu une expression de la force personnelle de l’homme, de sa capacité à transformer la réalité, à façonner, changer et construire.
À la sortie de Shabbat, lorsque l’homme sort d’un état de repos et d’élévation spirituelle, il commence les jours d’action. C’est le moment où il doit activer la force de la volonté, l’ego, afin d’agir et de créer. L’ego pendant les jours de travail est la force qui pousse l’homme à agir. Ainsi, même si la colère a des aspects négatifs, elle sert parfois de moteur à l’action et à l’atteinte des objectifs.
Cependant, une telle force peut être destructrice si elle n’a pas de limites. Lorsque l’ego est utilisé de manière correcte, il conduit à la création et à l’accomplissement des objectifs, mais si nous ne savons pas le contrôler, la colère devient un feu destructeur qui peut tout consumer.
La colère, comme le feu, peut être une bonne colère – une force motrice, un désir d’agir. Mais si elle échappe à tout contrôle, elle devient un feu brûlant, un feu de destruction dont il n’y a pas de retour possible. La colère ne se dissipe pas dans l’air – elle laisse des cicatrices dans l’âme, elle détruit les relations, elle affaiblit l’homme lui-même. C’est pourquoi les sages ont dit qu’un homme qui se met en colère – si c’est un sage, sa sagesse s’éloigne de lui, et si c’est un prophète, sa prophétie s’éloigne de lui (Pessahim 66b). Tout comme le feu consume tout ce qu’il rencontre, ainsi la colère épuise aussi les forces intérieures de l’homme. Au moment de la colère, l’homme ne brûle pas seulement ceux qui l’entourent, mais aussi lui-même.
Comment atteindre un équilibre correct ?
L’allumage des bougies avant Chabbat: Transformer le feu en lumière
C’est ici qu’intervient la compréhension profonde de l’allumage des bougies de Chabbat. Le feu des jours ordinaires, des jours de travail, est un feu brut, sauvage. D’ailleurs, dans la bénédiction de la Havdala, nous disons explicitement : « Béni soit Celui qui crée les lumières du feu », le feu lui-même est évoqué. Mais juste avant l’entrée de Chabbat, nous prenons ce feu et nous le façonnons en une bougie – en lumière. Cette fois, la bénédiction ne mentionne que l’allumage des bougies sans évoquer explicitement le feu. Nous intégrons cette force dans un récipient, dans un cadre, et nous lui disons : voici ta place, voici ta limite.
L’allumage de la bougie symbolise l’apaisement momentané de l’ego. Chabbat n’est pas un temps de conflits et de domination, mais un temps de paix dans la maison, un temps de lumière et non de destruction. Une personne qui comprend cela apprend à maîtriser le feu en elle – elle utilise son ego pour construire et non pour détruire.
Lorsqu’un individu comprend que l’ego n’est pas absolu, qu’il est capable de se retenir et d’intégrer son feu intérieur dans un récipient approprié – il peut alors le transformer en source de lumière.
Au lieu de se mettre en colère contre un enfant et de brûler son âme – on peut l’éclairer sur le bon chemin.
Au lieu d’exploser de rage contre son conjoint – on peut ajouter une lumière d’amour.
Au lieu d’utiliser le feu pour détruire – utilisons-le pour construire et illuminer.
Si nous savons calmer le feu durant Chabbat, nous pourrons aussi le maîtriser durant la semaine. En allumant les bougies en l’honneur de Chabbat, nous nous disons en réalité : la lumière triomphera du feu.