Parachat Nasso – Oser sortir du cadre pour en dessiner un meilleur

Parachat Nasso – Oser sortir du cadre pour en dessiner un meilleur

Ce qui marque l’ouverture du livre de Bamidbar, c’est avant tout l’insistance sur l’ordre, l’organisation et la structure : le recensement du peuple, l’agencement des tribus autour du Michkan, les instructions méticuleuses pour le transporter et orchestrer les déplacements du camp. Dans la paracha de la semaine prochaine, Beha’alotekha, la description des trompettes vient parfaire ce tableau d’une marche ordonnée d’Israël, guidée par des signes précis.

Pourtant, au cœur même de cet élan organisationnel, notre paracha présente une série de thèmes qui semblent, à première vue, rompre avec cet esprit: L’expulsion des impurs hors du camp, le processus de restitution d’un dépôt volé ou autre larcin (acham guezelot), le rituel de la Sota, les lois du Nazir, la bénédiction sacerdotale, et les offrandes des Nessiim (princes des tribus) : autant de sujets qui paraissent étrangers à la logique de notre livre et qui rappellent plutôt la tonalité du Livre de Vayikra.

Mais en se penchant sur ces passages, on réalise qu’ils révèlent, en réalité, ce qui fait toute la singularité du livre de Bamidbar.

Quand le Michkan devient le cœur battant du peuple

Si le livre de Vayikra se concentre sur le Michkan et son service sacré, celui de Bamidbar étend la sphère du sacré à l’ensemble du camp. Ici, le sanctuaire n’est plus une tente isolée, mais le cœur palpitant d’une société vivante. Sa sainteté rayonne et façonne tout l’espace d’Israël, sur les plans spirituel, social et moral. Dès lors, les lois qui suivent prennent tout leur sens : elles illustrent que la Présence divine ne réside pas seulement dans le sanctuaire, mais au sein du camp, dans la vie collective du peuple.

Ainsi, l’expulsion des impurs rappelle que le camp d’Israël n’est pas une simple organisation : il est un espace de sainteté, une demeure pour la Présence divine. « Ils ne rendront pas impurs leurs camps, car J’habite au milieu d’eux » : la pureté du camp devient condition de la rencontre entre Hachem et Son peuple.

La loi de restitution vient élargir cette dimension sacrée à la sphère éthique. La Torah ne se contente pas de la pureté rituelle ; elle exige aussi la réparation des torts sociaux, en particulier dans le cas du vol. D’ailleurs, lorsque quelqu’un a commis un vol et souhaite réparer son acte, et qu’il n’existe plus de parent à qui restituer, c’est alors au cohen qu’il doit remettre le montant de la réparation. Ainsi, le cohen incarne le lien entre la justice sociale et la sainteté.

Le passage de la Sota déplace le regard du collectif vers l’intime, du peuple à la famille. Là encore, c’est dans l’enceinte du sanctuaire que l’on cherche à restaurer la vérité et la paix au sein du foyer.

Quant à la bénédiction sacerdotale, elle exprime que la mission des prêtres ne se limite pas à l’intérieur du sanctuaire : ils sont investis de la responsabilité de diffuser la bénédiction divine sur tout Israël.

Puis viennent les offrandes des princes des tribus, soulignant que les responsables de l’ordre matériel du camp sont eux aussi invités à s’unir au centre spirituel, par le biais de leurs sacrifices.

Mais alors, pourquoi le texte introduit-il soudain la figure du Nazir – cet individu qui, par un vœu personnel, choisit de s’écarter de la société ? Que vient faire ici ce personnage atypique, dont la démarche semble à première vue ne pas s’inscrire dans la logique de cette paracha, orientée vers l’organisation collective et la cohésion du camp ? Quel sens donner à cette brèche ouverte au cœur même de la structure communautaire ?

Le Nazir : Un Michkan en personne

On pourrait avancer l’idée que la Torah place ici la figure du nazir afin de nous enseigner qu’il revient parfois à l’individu de porter en lui-même la flamme du michkan. Lorsque l’équilibre spirituel du peuple vacille, il arrive que chacun soit appelé, pour un temps, à devenir le cohen de sa propre destinée et à incarner la sainteté jusque dans sa propre existence.

Entre Cohen et Nazir : quelle place pour les cheveux ?

Le Nazir, comme le cohen, doit s’abstenir de tout contact avec la mort et de consommer du vin – signes d’ascèse et de consécration. Mais là où le prêtre manifeste l’ordre et la régularité, le Nazir laisse pousser une chevelure indomptée – symbole d’une sortie délibérée du cadre social. Ainsi, la Torah nous enseigne qu’au sein même de la plus grande organisation, il demeure une place pour la spontanéité, l’authenticité et la créativité. Parfois, c’est en autorisant l’écart à la règle que l’on parvient à la préserver et à la revivifier, évitant qu’elle ne devienne stérile ou oppressante.

La chevelure longue, dans nos sources, caractérise tant l’endeuillé que le lépreux : figures en marge, expressions de la douleur ou de la différenciation. Le Nazir s’oppose ainsi au cohen : la sainteté du cohen est héritée, ancrée dans la lignée, intégrée à l’ordre social. Celle du Nazir, au contraire, est le fruit d’un choix radical, temporaire, souvent solitaire – une sainteté née d’un élan personnel, qui éloigne parfois de la communauté. Les grandes figures comme Chimchon ou le prophète Elie sont décrites avec une chevelure sauvage, symbole de leur individualité, de leur capacité à briser les cadres et à ouvrir de nouvelles voies. Les cheveux, à la frontière du corps intime et de l’habit social, permettent à chacun d’exprimer par eux sa relation à la société, son unicité et sa quête de sens.

L’itinéraire inédit de Chimchon

L’histoire de Chimchon, telle que racontée dans la haftara, met en lumière une figure singulière, capable de briser l’ordre établi afin de restaurer force et harmonie au sein du peuple d’Israël, à une époque marquée par l’anarchie et la faiblesse. Chimchon, en exprimant le désir d’épouser une femme philistine, déconcerte ses parents : comment leur fils peut-il envisager de s’unir à l’ennemi d’Israël ? Mais ils ignorent, comme l’indique le verset : « Son père et sa mère ne savaient pas que cela venait de l’Éternel », que derrière ces choix se cache un dessein divin, mystérieux et profond.

Par sa force hors du commun et sa démarche atypique, Chimchon s’introduit dans le camp des Philistins – les « incirconcis » – s’écartant, en apparence, du cadre traditionnel du peuple juif. Pourtant, malgré ce parcours singulier, il demeure viscéralement attaché à son identité. Cet attachement est mis en exergue dans l’épisode de l’énigme : au cours de ses noces, il pose aux Philistins cette question : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux », énigme inspirée du lion qu’il avait terrassé, duquel était sorti du miel.

Le secret de l’énigme de Chimchon

Le Malbim explique que cette devinette n’est pas un simple jeu : elle renferme une vérité profonde. L’abeille, bien qu’étant un animal impur, ne fait que transformer le nectar des fleurs en miel ; le miel, ainsi produit, demeure pur. Il en va de même pour Chimchon : s’il s’approche des Philistins et semble s’intégrer à eux, il ne se fond pas pour autant dans leur monde. Son engagement a un but : frapper les Philistins et apporter délivrance à Israël. À l’image du miel d’abeille, il garde intacte sa singularité, puisant de sa proximité avec l’étranger la force de faire éclore le bien pour son peuple.

Même dans les derniers instants de sa vie, aveuglé et captif, Chimchon élève sa prière : « Souviens-toi de moi, Éternel… fortifie-moi encore cette fois… » Il demande à D-ieu la force d’agir, une dernière fois, au nom d’Israël.

Conclusion

Ainsi, l’organisation précise du camp d’Israël au début du livre des Nombres met en relief l’importance de l’ordre, des limites et de la hiérarchie, tant dans la répartition des tribus et la centralité du Tabernacle que dans la préservation de la pureté et de la sainteté.

Pourtant, c’est au cœur même de cet ordre que germe parfois la nécessité d’un dépassement : il arrive qu’un individu soit appelé à sortir de la routine, à incarner, dans sa propre chair, la flamme du michkan. Le nazir, par son geste hors du commun, ne fait pas acte de rébellion, mais répond à une vocation intérieure : insuffler au camp un nouvel élan, une vitalité renouvelée.

La figure du nazir nous enseigne qu’il faut parfois, pour raviver l’esprit collectif, qu’un individu s’aventure au-delà du sillon tracé – et, par sa singularité, ouvre à la communauté un souffle nouveau.

About The Author

Ancien élève de la yéchiva de Poniewicz. Auteur de plusieurs brochures, en particulier sur le traité Horayot, l'astronomie et le calendrier juif. Se spécialise sur les sujets de Hochen Michpat. Co-directeur du centre de Dayanout Michné-Tora à Jerusalem.