Les pierres du Éphod et les pierres du Hochen
Parmi les vêtements du Cohen Gadol nous trouvons l’éphod et le ‘hochen (pectoral), sur lesquels étaient inscrits les noms des tribus d’Israël. Ces noms figuraient sur les pierres de l’éphod, posées sur les épaules, et sur les pierres du pectoral, placées sur le cœur. Dans les deux cas, l’objectif était de souligner la notion de « souvenir », comme le mentionne explicitement le verset. La question se pose alors : pourquoi était-il nécessaire d’inscrire les noms des enfants d’Israël à deux reprises sur les vêtements du Grand Prêtre ?
Il faut également noter une différence de terminologie dans la Torah concernant les noms gravés sur les pierres de l’éphod par rapport à ceux des pierres du ‘hochen. Alors que sur l’éphod, les noms des enfants d’Israël constituent l’élément central et les pierres ne servent que de support, comme le souligne le verset : « Tu graveras les deux pierres aux noms des enfants d’Israël », sur les pierres du ‘hochen, l’accent est mis sur les pierres elles-mêmes. D’ailleurs, nous trouvons également une emphase sur la spécificité de chaque pierre, chacune représentant une tribu particulière, donnant ainsi à chaque tribu son identité et sa relation personnelle avec Hachem.
En outre, il est intéressant de noter que dans la description relative à l’éphod, lorsqu’il est dit « Aharon portera leurs noms devant l’Éternel », le mot « shemotam » (leurs noms) est écrit avec un « vav« , ce qui est exceptionnel dans toute la Torah. Y a-t-il une raison particulière à cela ?
Enfin, il convient de comprendre pourquoi c’est précisément la pierre de Shoham qui a été choisie pour les pierres de l’éphod ?
La Mémoire Active face à la Mémoire Passive
Le Rav Chimchon Raphaël Hirsch explique que les pierres de l’éphod se distinguent de celles du ‘hochen en ce que les premières n’ont pas d’importance en elles-mêmes, leur importance ne venant que des noms qui y sont gravés. Les pierres du ‘hochen, en revanche, possèdent une spécificité et une importance propres, et les noms de chaque tribu ont été adaptés aux différentes pierres.
Il semble que le fait que les pierres de Shoham soient subordonnées aux noms qu’elles portent souligne le rôle actif du souvenir, comme si les tribus elles-mêmes étaient présentes de façon tangible face au Cohen Gadol. Ces pierres sont perçues comme représentant le lien direct et vivant entre l’homme et les actions qui sont attendues de lui.
À l’inverse, les pierres du ‘hochen reflètent un souvenir passif, car les pierres elles-mêmes constituent le centre ; elles servent de réceptacle regroupant l’essence et le caractère des tribus. Chaque pierre fonctionne comme un symbole unique, représentant l’histoire, la culture et l’héritage de chaque tribu, sans lien avec leurs actes ou leurs décisions.
Entre le cœur et l’épaule
Cela éclaire la signification profonde de la différence d’emplacement des deux types de pierres sur le corps du Grand Prêtre : les pierres de l’éphod se trouvent sur l’épaule, tandis que les pierres du ‘hochen reposent sur le cœur.
Le cœur, en tant que symbole d’attention et d’identification aux sentiments d’autrui, souligne l’importance de chaque tribu. Lorsque Aharon porte sur son cœur les pierres avec les noms des enfants d’Israël, il met en évidence la valeur de chaque tribu qui, malgré sa spécificité, est capable de s’identifier à l’ensemble des douze tribus.
Cependant, ce sentiment seul ne suffit pas. Le Cohen Gadol porte également les noms des enfants d’Israël sur ses épaules, ce qui représente la nécessité d’une approche active. Les épaules, en tant que symbole d’action et de capacité à faire avancer les choses, soulignent que les désirs et l’identification, s’ils ne se traduisent pas en actes concrets, perdent de leur valeur.
Les joyaux de Shoham et l’esprit vertueux de Yossef
Selon cette analyse, nous pouvons comprendre pourquoi les pierres de Shoham ont été spécifiquement choisies pour sertir le éphod. La pierre de Shoham, qui était la quatrième pierre du deuxième rang sur le pectoral, est associée aux tribus des fils de Yossef, conformément à l’ordre des enfants. On peut en déduire que les pierres de l’éphod, faites de Shoham, n’ont pas été choisies par hasard et appartiennent à la tribu de Yossef.
Dans ce contexte, il convient de se référer aux paroles du Talmud dans Sota (36b), qui décrit l’épreuve difficile que Yossef a traversé face à la femme de Potiphar. À ce moment critique, la figure de son père, Yaakov, lui est apparue pour l’avertir que ses frères étaient destinés à être inscrits sur « les pierres du éphod ». Yaakov a souligné que s’il échouait, son nom serait effacé et il serait appelé « berger de prostituées ». Yossef, fortifié par les paroles de son père, réussit à résister à la tentation et mérita d’être appelé « berger d’Israël ».
Il semble, à première vue, qu’il lui a été spécifiquement mentionné à l’oreille les pierres de l’éphod, plutôt que de lui parler de sa propre pierre spécifique du pectoral. Cela souligne non seulement qu’il n’a pas été désavantagé par rapport aux autres tribus, mais qu’il a également gagné, en surmontant cette épreuve, le titre de « berger et rocher d’Israël » (Berechit 49; 24), incarnant ainsi la pierre angulaire de tout le peuple d’Israël. Ainsi explique Rabbi Yitshak Karo dans son livre “Toldot Yitshak”.
Essayons d’approfondir et d’éclairer le lien spécial entre la stature de Yossef et l’image des pierres du éphod qui servaient de souvenir pour les enfants d’Israël.
Yossef tisse l’union des cieux et de la terre
Yossef est la première figure de la Torah sur qui il est dit : ‘Yossef se souvint’ (Berechit 42, 9), incarnant ainsi le principe de la vraie mémoire, celle qui est à la fois active et efficace. Cette mémoire ne se limite pas au niveau émotionnel ou à l’identification, mais s’exprime par une action concrète, lui permettant d’avancer d’un pas supplémentaire et de concrétiser l’essence du souvenir. Grâce à cette capacité unique, il mérite de se tenir sur l’épaule du Grand Prêtre et de servir de guide pour tout le peuple d’Israël, l’orientant vers un avenir rempli d’initiative et d’action.
Parmi tous les patriarches et les tribus, comme parmi toutes les figures apparaissant dans la Torah, Yossef représente un modèle unique par sa capacité à relier le ciel et la terre, et le monde de l’émotion au monde de l’action. Il a mérité le titre de « Tsadik » grâce à sa capacité à maîtriser ses pulsions, et pour cette même raison, il a été doté du pouvoir d’être « gouverneur de toute la terre d’Égypte ».
Les sages de la Kabbale expliquent que sa qualité particulière est celle du « Yesod » (fondation). Parmi les dix sefirot, l’attribut de Yesod est l’avant-dernier, et c’est lui qui assure la transition entre les attributs supérieurs et la midda de Malkhout, qui est la plus basse. Le verset « À toi, Éternel, la grandeur et la puissance… car tout ce qui est dans les cieux et sur la terre t’appartient » (divrei hayamin 1, 29 11) souligne cette idée, où les sept sefirot inférieures y sont décrites, et la midda du Yesod est suggérée par les mots « ki kol – car tout », dont la valeur numérique équivaut à « Yesod », et à propos de laquelle se rapporte « ce qui est dans les cieux et sur la terre », car elle a le pouvoir de relier le ciel et la terre.
Telle a été la voie de Yossef haTsadik tout au long de sa vie, attaché au ciel et à la terre simultanément : il ne se sépare jamais de la source d’où son âme pure a été extraite dans les cieux, et grâce à cela, il peut résister même à la plus grande tentation. Et en même temps, il s’occupe de ses deux mains et avec tout son talent ici sur terre, « homme qui réussit » en tout lieu et dans tous les domaines.
Il n’est pas étonnant que nous trouvions chez Yossef un exemple manifeste de la façon dont toute la création lui est soumise. Pharaon s’incline devant sa sagesse, la mer se fend par son mérite, et la conquête de la terre est réalisée par Yehoshua, qui est de sa descendance, et pour qui le soleil lui-même arrêtera son cycle. Celui qui sait relier parfaitement le ciel et la terre parvient à voir le lien profond entre eux, et la soumission de la création à sa personne.
La lettre Vav – lettre de liaison
En se fondant sur cette analyse, il devient possible de saisir la singularité de la lettre « Vav » dans le mot « שמותם« . Il semble que cette lettre se manifeste spécifiquement en lien avec les pierres du pectoral, soulignant ainsi son association avec la figure singulière de Yossef, comme nous allons l’expliquer.
Dans ce contexte, il faut noter une remarque fascinante faite par les commentateurs (voir Meshekh Hokhmah), concernant la formulation de la Torah dans la quatrième rangée du ‘hochen : « Et la quatrième rangée, une pierre de tarshish, et un shoham, et un yashpe », avec la lettre « vav« apparaissant au début du mot « veshoham« . Ce détail ne correspond pas aux autres rangées où la lettre « vav » n’apparaît qu’à la fin de la liste, selon la règle habituelle dans la Torah. Il semble que l’on puisse avancer que la lettre ‘Vav’ incarne Yossef, puisque cette pierre lui est dédiée. En outre, la lettre ‘Vav’ symbolise la connexion, le lien profond entre le ciel et la terre.
Sur la base de cette analyse, on peut comprendre l’ajout du « vav » si inhabituel dans le mot « shemotam« . On peut proposer que cette lettre apparaisse spécifiquement dans le contexte des pierres de l’éphod, en raison de son lien profond avec la figure particulière de Yossef. La lettre « vav » a été ajoutée pour souligner le lien entre Yossef et les pierres du éphod, et comment il contribue à l’équilibre et à la connexion entre les deux mondes, le spirituel et le matériel.
Le souvenir actif symbolise la lutte contre Amalek
Ce Chabbat, nous lisons la paracha Zakhor, où nous est ordonné la mitsva de nous souvenir de ce que nous a fait Amalek. La notion de souvenir est essentielle dans ce précepte, car Amalek représente l’oubli. Il est l’exact opposé de Yossef, connu comme symbole de mémoire. C’est peut-être l’idée derrière les paroles de nos Sages : « Lorsque Yossef est né, l’adversaire de Essav est né ».
Dans ce contexte, nous pouvons comprendre la signification des « mains » apparaissant dans la description de la première confrontation avec Amalek. Les versets soulignent que les mains de Moché étaient lourdes au point que Aharon et ‘Hour durent les soutenir. Il est également souligné que la victoire dans la bataille dépendait de l’élévation des mains de Moché. Et le verset conclut même : « Ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil ».
Il semble que les « mains » symbolisent le pouvoir de transformer le souvenir en action. Amalek représente l’anti-souvenir, c’est-à-dire la rupture entre le ciel et la terre. Il est capable de se connecter au ciel, et c’est peut-être l’explication du fait que Essav ait mérité que sa tête soit enterrée dans un lieu aussi saint que la grotte de Makhpéla ; mais l’essentiel est que cette connexion n’influence pas ses actes concrets. Son nom « Amalek » dérive du mot « melika » (décapitation), qui indique une séparation totale entre la tête et le corps, entre la compréhension et l’action.
Pour combattre Amalek avec succès, Moché devait contredire son idéologie. En levant sa main vers le ciel, Moché déclarait explicitement – les mains et la tête ne font qu’un ! Le message s’adressait principalement au peuple d’Israël, leur indiquant de ne pas laisser l’idéologie d’Amalek pénétrer en eux, mais d’intégrer la vision spirituelle dans le monde matériel. C’est seulement ainsi qu’ils pourraient vaincre Amalek.
La grande différence entre nous et Amalek réside dans notre capacité à traduire chaque sujet en résultat concret, ce que symbolisent l’épaule et les mains.
En conclusion
Souvent, nous tombons dans le piège de l’identification émotionnelle, transmettant des sentiments profonds et nous connectant à des idées importantes, mais oubliant parfois l’étape cardinale – traduire le sentiment en actions concrètes. Ce phénomène peut créer l’illusion d’agir, alors qu’en réalité aucune action n’a d’impact réel sur la réalité qui nous entoure.
À l’ère moderne, où chaque action est documentée et accessible au public, il est facile de se sentir comme si nous agissions, alors qu’en fait nous restons dans un cercle de pensées et de sentiments sans résultat tangible. Cette situation a un coût, car elle peut nous amener à nous sentir satisfaits de notre identification à des causes importantes, sans considérer la valeur ajoutée de l’action.
Notre paracha, en conjonction avec les jours de Pourim et la lutte contre Amalek, nous rappelle que l’identification aux souffrances d’autrui est précieuse et constitue une forme de mémoire essentielle. Cependant, cette identification prend tout son sens lorsqu’elle est accompagnée d’actions concrètes. C’est ainsi que le souvenir devient actif et significatif, Comme le résume le livre d’Esther à propos des jours de Pourim : « Ces jours-là sont rappelés et célébrés de génération en génération, dans chaque famille, dans chaque province et dans chaque ville ».