Parachat Mattot – “Vos frères iront-ils à la guerre ?” : Au-delà du slogan, la vraie leçon de Moché

Parachat Mattot – “Vos frères iront-ils à la guerre ?” : Au-delà du slogan, la vraie leçon de Moché

 L’argument des enfants de Gad et Réouven : erreur d’injustice et d’inégalité ?

« Vos frères iront-ils à la guerre tandis que vous demeurerez ici ? »

Ce verset, prononcé par Moché rabénou aux fils de Gad et aux fils de Réouven, est récemment devenu une citation courante dans le discours public, particulièrement autour de la question explosive de l’enrôlement des étudiants de yeshiva dans Tsahal. De nombreux articles, discours et réactions sur les réseaux sociaux en font usage – non seulement en raison de la rhétorique tranchante et directe qu’il contient, mais parce qu’il est perçu comme une voix morale percutante, exprimant un sentiment d’injustice profond : comment est-il possible qu’une partie des citoyens parte au champ de bataille, risquant leur vie pour la sécurité de l’État, tandis que d’autres restent en arrière, apparemment en paix et en sérénité, se réfugiant sous l’argument de « leur Torah est leur métier » ?

Ce verset, même des milliers d’années après avoir été prononcé, parvient à frapper précisément là où cela fait mal : l’égalité du fardeau, le sentiment de solidarité mutuelle, la responsabilité collective. Il soulève des questions de morale, de justice, de cohésion sociale. C’est une phrase qui sonne comme si elle avait été écrite aujourd’hui, pour la réalité israélienne contemporaine.

Mais précisément en raison de sa puissance émotionnelle et de l’usage public étendu qui en est fait – il est important de s’arrêter un moment et de réexaminer : que se cache-t-il vraiment derrière ce verset ? Que leur a exactement répondu Moché, et quel était son véritable objectif dans cette déclaration ? Et surtout – peut-on en tirer une conclusion directe sur le discours de notre époque, ou y a-t-il ici un usage erroné, peut-être même déformé, de l’Écriture pour servir un argument contemporain ?

Cet article ne traite pas de trancher dans la polémique de l’enrôlement des étudiants de yeshiva, question qui exige une discussion approfondie. Mon objectif est d’examiner le verset dans son contexte biblique, de l’étudier avec un regard exégétique prudent et de proposer sa compréhension selon le sens simple de l’Écriture et du Midrash.

Avant de m’expliquer, je souhaite soulever une question supplémentaire : si nous traitons de la question de justice et d’égalité, pourquoi cette même argumentation n’a-t-elle pas été entendue à l’égard de la tribu de Lévi, qui est exemptée de toute implication dans les guerres d’Israël ? Pourquoi n’a-t-il pas été argué à leur encontre qu’ils ne participent pas à l’effort de défense du pays, alors qu’eux non plus ne portent pas le fardeau du combat ?

Les fils de Gad et Réouven : une répétition du péché des explorateurs.

Lorsuqu’on examine l’ensemble des versets dans lesquels Moché rabénou s’est exprimé, on découvre qu’il ne s’agit pas ici d’une question d’injustice ou de manque d’égalité.

Moché continue et s’adresse aux enfants d’Israël dans une réprimande sévère : « Et pourquoi décourageriez-vous le cœur des enfants d’Israël de passer vers la terre que l’Éternel leur a donnée ? » – c’est-à-dire, il se plaint du fait qu’en réalité, leur décision peut faire baisser la motivation et la foi de tout Israël à partir en guerre et conquérir la terre. Il leur rappelle le péché des explorateurs – lorsqu’ils furent les premiers à dissuader le peuple de croire en leur capacité d’entrer dans la terre, et furent ainsi responsables de l’arrêt du processus de conquête de la terre.

Moché leur illustre que la raison de sa réprimande n’est pas l’injustice mais qu’ils génèrent de la peur, ils abaissent l’esprit de combat, et affaiblissent essentiellement la force du peuple en vue de son entrée dans la terre.

À la lumière de cette interprétation, il y a une différence importante entre les fils de Gad et Réouven et la tribu de Lévi. Chez la tribu de Lévi, il n’y avait absolument aucune crainte qu’ils affaiblissent l’esprit du peuple dans la guerre, au contraire – leur rôle spirituel renforçait le moral général. Leur service sacré dans le Temple et dans le Tabernacle faisait partie de la bataille générale, et leur soutien spirituel était vital pour la conquête de la terre. Si les Léviim n’avaient pas rempli leur rôle, Israël n’aurait pas eu de pilier spirituel pour leurs guerres. C’est pourquoi leur exemption de la guerre ne nuit pas au moral du peuple, mais y contribue de manière fondamentale.

D’ailleurs, la tribu de Lévi n’a pas péché du péché des explorateurs. Tandis que les fils de Gad et Réouven non seulement s’abstenaient de la guerre mais diffusaient aussi la peur, les Léviim n’avaient pas peur de s’adapter à la direction de Yéochoua et étaient des partenaires spirituels importants dans le système militaire.

L’erreur des fils de Gad et Réouven : rester enfermé dans la dimension du miracle

Dans ce même sens, il y a aussi un autre aspect, plus profond, qui se rapporte à la racine interne du péché des explorateurs. Dans la paracha vezot haberakha (Dévarim 33), la Torah révèle quelque chose d’intéressant : « Béni soit celui qui élargit Gad… Il s’est adjugé les prémices de la conquête, là est sa part, réservée par le législateur » Cette mention ne se fait pas par hasard, et elle clarifie quelque chose d’important – les fils de Gad et les fils de Réouven ne voulaient pas seulement un bon endroit pour le bétail, mais parce que c’était l’endroit où Moché rabénou était enterré. Aux yeux des fils de Gad et des fils de Réouven, la signification de l’installation là-bas était une connexion avec Moché, et avec l’image d’une direction miraculeuse. Ils voulaient préserver cette connexion, ne pas passer à l’étape suivante de l’histoire d’Israël, ne pas toucher à la nouvelle étape de révélation – l’étape où Josué était le dirigeant, et la Présence divine demeure dans la nature, et non dans des miracles manifestes.

C’est leur intention dans ce qu’ils ont dit « Atarot et Dibon etc. la terre que l’Éternel a frappée devant l’assemblée d’Israël » (32, 3-4), ils voulaient rester dans un monde de miracles manifestes, dans un endroit où Dieu « a frappé » les ennemis de manière claire et non équivoque. Le problème était, comme cela s’est passé avec la génération des explorateurs, qu’ils n’ont pas réussi à capter la transition d’une direction miraculeuse à une direction naturelle – le fait que le Saint béni soit-Il se trouve non seulement dans le miracle, mais aussi dans la nature, et que c’est Lui qui combattra leurs guerres, même quand cela n’arrivera pas par un miracle manifeste.

À la lumière de cela, il y a une différence supplémentaire entre les fils de Gad et Réouven et la tribu de Lévi.

Les fils de Gad et Réouven ne peuvent éviter de participer à la guerre, non seulement en raison de leur impact sur le moral de tout Israël, mais aussi parce que c’est la voie divine pour hériter de la terre. L’intention de Moché est de leur clarifier de manière catégorique : vous ne pourrez pas vous installer et recevoir un héritage dans la terre sans passer par la guerre. Il ne s’agit pas ici d’un argument d’injustice ou de manque d’égalité au sens étroit, mais d’un argument de principe beaucoup plus important : pour hériter de la terre, il faut sortir de la direction miraculeuse où l’homme est passif, et transformer l’homme en actif, c’est-à-dire prendre une part active dans l’histoire et dans l’action. La guerre n’est pas seulement un combat militaire – c’est aussi un acte d’intervention divine dans la nature, une action où l’homme fait le premier pas et permet à Dieu d’agir à travers cette nature.

C’est un argument de principe et important – pour hériter de la terre, il faut sortir d’un parcours de passivité et agir de manière active. Le choix des fils de Gad et Réouven pour le « confort » au-delà du Jourdain, sans prendre part à la guerre, illustre la difficulté de comprendre la relation entre l’homme et la nature, et le besoin d’intégration complète dans le processus, y compris le risque, la lutte, et la guerre.

À la lumière de cela, il y a une différence supplémentaire entre la tribu de Lévi et les fils de Gad et Réouven. Car puisque la guerre est une voie et un moyen d’hériter de la terre, la tribu de Lévi n’a pas de part ni d’héritage dans la terre. La guerre n’était pas destinée pour la tribu de Lévi, car ils n’avaient pas d’héritage en terre d’Israël – le but de la conquête était pour les tribus qui s’installèrent dans la terre et reçurent une part dans l’héritage. Dans une certaine mesure, le rôle des Léviim était de continuer la vie du désert à l’intérieur de la terre.

Déconnexion du peuple

Il y a un autre aspect, à mes yeux le plus profond, qui se rapporte au sujet de la déconnexion du peuple d’Israël, et la signification de cela dans les mots : « Vos frères iront-ils à la guerre tandis que vous demeurerez ici ».

La signification profonde de ces mots ne touche pas seulement à la passivité des fils de Gad et Réouven, mais aussi au sujet de la déconnexion – déconnexion du peuple, déconnexion du tissu social. Les mots « et vous » expriment l’écart, la différence, la déconnexion qu’ils créent entre eux et le reste des tribus. Cette déconnexion s’exprime non seulement dans des sens militaires, mais aussi dans la relation avec la terre et l’héritage.

Les fils de Gad et Réouven ont demandé à s’installer en dehors des frontières d’Israël occidental, au-delà du Jourdain, et ainsi s’est créée une rupture géographique entre les régions de la terre des autres tribus et leur héritage. L’éloignement géographique témoigne aussi d’une déconnexion spirituelle et communautaire. Au lieu d’être partenaires dans le processus historique de conquête de la terre avec les autres tribus, ils ont demandé à éviter l’implication dans la lutte générale, et ont ainsi trouvé leur place dans un héritage qui est en dehors des centres d’action et d’histoire du peuple d’Israël.

Maintenant, si nous revenons à la tribu de Lévi, nous voyons qu’il s’agit d’une exception absolue par rapport aux fils de Gad et Réouven. La différence centrale entre eux s’exprime dans la compréhension profonde de la connexion interne des Léviim avec tout Israël. La tribu de Lévi n’avait pas d’héritage en terre d’Israël, mais ils n’étaient pas déconnectés – bien au contraire, ce qu’ils n’ont pas reçu d’héritage est précisément pour être connectés à toutes les parties du peuple.

La tribu de Lévi fut entièrement consacrée au service du peuple, et ils étaient une partie intégrante du tissu spirituel du peuple d’Israël. Ils étaient dispersés dans les villes des Léviim dans tout le pays, pour justement être connecté entre toutes les tribus. Leur rôle était de servir le peuple dans le sacré et d’enseigner la Torah, comme il est dit : « Ils enseigneront tes jugements à Yaakov et ta Torah à Israël ».

Contrairement aux fils de Gad et Réouven, les Léviim ne se sont pas isolés dans un endroit éloigné, mais sont devenus partie de la connexion générale d’Israël. Ils n’ont pas essayé d’éviter la participation à la guerre, mais sont devenus des partenaires spirituels dans la lutte historique pour la terre, et représentent la connexion divine dans la nature.

N’oublions pas que la consécration des Léviim découla suite au péché des premiers-nés, et ils servirent à la place de chaque premier-né, remplirent la place des enfants d’Israël qui par leurs péchés perdirent leur rôle. Les Léviim non seulement servirent le peuple, mais furent aussi partenaires dans le processus spirituel de réparation de la société et de connexion à la divinité.

Les fils de Lévi ne se déconnectèrent pas – au contraire, ils étaient un lien central entre le peuple et le sacré, et ils insufflèrent la sainteté dans la vie quotidienne du peuple d’Israël.

Les villes des Léviim et le désert

Un point profond se cache dans la vertu des villes des Léviim: elles servaient aussi de villes de refuge pour les meurtriers par inadvertance, qui s’y enfuyaient pour échapper au vengeur du sang. Pourquoi précisément les villes des Léviim furent-elles choisies comme refuge ? La réponse se trouve dans la compréhension de l’essence de ces villes.

Les villes des Léviim étaient comme un symbole du désert  à l’intérieur de la terre – un endroit où l’homme peut replonger dans la dimension du miracle et se concentrer sur la pureté et le repentir, et éviter l’influence de la nature et de la réalité immédiate. Le meurtrier par inadvertance non seulement a fait un acte sans valeur, mais n’a pas réussi à voir l’aspect divin à l’intérieur de la nature – il n’a pas distingué l’image divine dans l’homme.

Où le meurtrier pouvait-il se repentir ? Dans l’endroit où s’était révélée la présence divine manifeste – le désert. Les Léviim, qui représentaient la direction miraculeuse, transformèrent la terre en un lieu de connexion avec les cieux, comme ils l’avaient fait dans le désert.

Et tout comme le peuple sortit d’Égypte et commença son voyage dans le désert par la mort d’Aaron, ainsi le meurtrier sort du jugement par la mort du Cohen. Les Léviim sont ceux qui préservèrent le processus spirituel, comme dans le désert, et ils sont ceux qui permettent à chaque homme de trouver le chemin du repentir et du retour vers Dieu.

Les étudiants de yeshiva à l’image des Léviim

Dès lors, le rôle des étudiants de yeshiva, semblable à la tribu de Lévi, diffère complètement du rôle des fils de Gad et Réouven, en trois points principaux :

1. La Torah comme partie de la bataille nationale : Comme la tribu de Lévi ne participait pas aux guerres, mais contribuait spirituellement à la lutte générale d’Israël, ainsi la Torah constitue une partie essentielle de la bataille nationale. L’étude renforce l’esprit du peuple et lui fournit un pilier spirituel, comme il est dit « Si David n’avait pas agi, Yoav n’aurait pas fait la guerre, et si Yoav n’avait pas agi, David ne se serait pas occupé de Torah. »

2. Moins impliqués dans les affaires de ce monde : Comme la tribu de Lévi n’était pas partenaire directement dans les guerres car elle n’avait pas de part ni d’héritage en terre d’Israël – leur rôle était spirituel. Les étudiants de Torah aussi ne sont pas impliqués directement dans la vie quotidienne du peuple. Ils choisissent de sacrifier la vie de ce monde et la subsistance pour s’occuper du sacré.

3. La connexion et le lien général d’Israël : Exactement comme les Léviim avaient pour but d’être liés au peuple par le service et l’enseignement, le rôle de ceux qui étudient la Torah est d’enseigner la halakha, de guider le peuple et de connecter le peuple d’Israël aux valeurs spirituelles.

Ainsi, comme les Léviim au cœur d’Israël, les porteurs de Torah tissent, en silence, le fil invisible qui relie la terre au ciel.

About The Author

Ancien élève de la yechivat Hevron Guivat Mordehai. Auteur de plusieurs livres sur le Talmud et la Halacha. Roch Kollel Michné-Torah à Jerusalem.