Pourquoi réveiller une haine qui sommeille ?
Dans notre paracha, nous assistons au retour de Yaakov en terre d’Israël après vingt années d’exil chez Lavan. Sur le chemin du retour, il est confronté à la peur de retrouver son frère Éssav, qu’il perçoit comme une menace depuis la vente du droit d’aînesse. Pour se préparer à cette rencontre, Yaakov envoie des messagers à Essav avec un message de réconciliation, divise son camp en deux parties et effectue d’autres préparatifs.
Une question se pose ici : pourquoi Yaakov a-t-il choisi d’envoyer des messagers à Essav ? Essav réside à Séïr, à l’est du Jourdain, et Yaakov arrive de Haran dans le nord-est de la Syrie, et n’est donc pas en danger immédiat de rencontre. Était-ce là une démarche intelligente de sa part ? Le Midrach compare la situation à celle d’un voleur qui dort à un carrefour, et quelqu’un passe et le réveille. Plutôt que de remercier la personne qui l’a réveillé, le voleur se lève et la frappe. De même, Yaakov réveille en fait la haine et les tensions accumulées entre les frères durant de nombreuses années. Il marche ici sur le fil ténu entre paix et conflit, réactivant un ressentiment qui avait été enfoui pendant longtemps. Était-ce vraiment un pas judicieux !?
Pourquoi traverser le Yabbok ?
Ensuite, la Torah nous offre l’image de Yaakov qui se lève la nuit et fait traverser sa famille au-delà du Yabbok. Ce moment soulève une question significative : qu’est-ce qui a motivé Yaakov à choisir de traverser précisément le Yabbok, et ce, au milieu de la nuit ? Le Yabbok, situé dans une région géographique rocheuse et montagneuse, entre des montagnes élevées et des vallées, pose de nombreux défis pour ceux qui l’explorent. Les sentiers ne sont pas seulement difficiles à traverser, mais aussi dangereux, particulièrement pendant les heures d’obscurité lorsque la visibilité est limitée. Pourquoi donc Yaakov a-t-il pris ce risque avec sa famille ? Quelle était l’intention derrière la décision de faire traverser ses proches par des chemins si périlleux ?
Après avoir traversé le cours d’eau, Yaakov observe et découvre Essav qui s’approche, et à cette vision, la surprise l’envahit – « Yaakov leva les yeux et vit, et voici qu’Essav venait ». Comment est-il possible que précisément maintenant, après tous les préparatifs effectués, Yaakov se trouve surpris ?
De plus, il faut comprendre la suite du passage, où Yaakov divise soudain ses enfants dans ce qui semble être une étape non planifiée. Peut-il être n’avait-il pas bien évalué la situation ? Pourtant, Yaakov avait déjà divisé sa famille en deux camps initialement, comme une mesure préventive pour se préparer aux dangers potentiels.
Le Stratagème de Yaakov pour Éviter Essav
Pour comprendre cette paracha, nous nous tournons vers les merveilleux commentaires du Rachbam, qui éclaire le sens littéral des versets. Il explique que Yaakov a en réalité planifié des mesures calculées pour d’éviter un affrontement direct avec Essav. Yaakov comprend qu’Essav réussira à savoir qu’il est en route vers lui, et a donc décidé de créer chez lui l’illusion d’une rencontre.
En envoyant de nombreux cadeaux, Yaakov ne cherchait pas seulement à savoir où se trouvait Essav, mais surtout à ralentir son rythme de marche, car il n’aurait plus de raison de se presser. La nuit, Yaakov planifie une manœuvre rapide pour amener sa famille et traverser le Yabbok – un endroit où personne n’aurait imaginé qu’il passerait. Ensuite, il prévoit de traverser le Jourdain jusqu’à ce qu’il arrive à Kiriat Arba chez son père Itshak, un lieu où il se sentira bien plus en sécurité.
Le Rachbam compare l’histoire de Yaakov à celle de la fuite de David devant Avshalom, tous deux se levant au cœur de la nuit et traversant avec leur camp de l’autre côté du Jourdain, vraisemblablement dans la même zone, Mahanaïm.
Quand un Ange fait obstacle à la fuite de Yaakov
Mais les plans de Yaakov sont perturbés lorsqu’il rencontre l’ange, et les deux entrent en lutte. L’ange a été envoyé pour empêcher Yaakov de fuir, le saisissant au dernier moment, après que tout son camp ait traversé. Pendant le combat, l’ange touche la hanche de Yaakov, le blesse et l’empêche de s’échapper dans l’obscurité. Ainsi, le récit du combat s’interprète comme une tentative de fuite qui a échoué, D-ieu envoyant l’ange pour obliger Yaakov à rencontrer Essav.
Cette perspective explique la surprise de Yaakov lorsqu’il lève les yeux et voit Essav s’approcher. Elle explique également le besoin d’organiser à nouveau la famille en urgence, alors que le cours des événements a changé en un instant.
Mais encore faut-il comprendre : Pourquoi D-ieu exige-t-il de Yaakov qu’il rencontre Essav ? N’aurait-il pas été préférable de lui permettre de disparaître tranquillement et d’éviter la confrontation ?
De la Fuite à la Confrontation
En réalité, le passage avec l’ange qui survient au milieu du chemin nous indique un moment crucial dans le développement de Yaakov, porteur d’un message important concernant le passage de l’individuel au collectif.
Yaakov, jusqu’alors, excellait dans l’art de manœuvrer habilement dans les situations difficiles et contourner les problèmes. Il est né second après Essav, lui a acheté le droit d’aînesse, a réussi à obtenir par ruse la bénédiction d’Itshak. Il a travaillé sept années supplémentaires pour obtenir Rachel comme épouse, et lorsqu’il quitte la maison de Lavan, il tente de s’échapper discrètement, même s’il finit par devoir négocier avec lui.
Dans chacune de ces situations, Yaakov s’est attaché à son approche habituelle, et cette capacité lui a réussi tant qu’il agissait à titre individuel ou dans un cadre familial restreint. L’ange l’arrête et lui transmet un message clair : « Tu as fini de fuir. »
Lorsqu’il s’agit d’un peuple et d’une nation, il est nécessaire de confronter les problèmes directement et non de chercher à les esquiver. L’esquive ne résoudra pas les problèmes, mais les aggravera à terme. Bien que tout ce que Yaakov ait fait jusqu’à présent procédait d’objectifs nobles, et qu’il ait été poussé par sa mère Rivka qui avait su cela par prophétie, il doit désormais assumer la responsabilité de ses actes, faire face à son passé et assumer ses droits et devoirs fraternels.
C’est pourquoi Yaakov est sommé de rencontrer Essav sans se cacher, ce qui le conduit à modifier ses plans et à réorganiser sa famille. Et de fait, l’impensable se produit ! Lorsque Yaakov se tient face à Essav, il découvre la puissance du pardon de son frère, et leur rencontre devient un moment fondateur de réconciliation.
De Yaakov à Israël : De la Tactique à l’Affirmation
C’est ce message que l’ange transmet à Yaakov à travers l’annonce de son nouveau nom « Israël ». L’ange ne lui donne pas immédiatement ce nom, mais lui annonce qu’il l’attend dans le futur. Le nom « Israël » représente le rôle de Yaakov comme chef de nation, mais pour le mériter, il doit relever le défi et prouver sa capacité à affronter ses problèmes face à face.
Le message qu’il reçoit est clair : « Car tu as triomphé » – au sens de confrontation. Yaakov, qui jusqu’alors avait réussi à éviter ses problèmes par des stratagèmes et des manœuvres, est désormais sommé de faire face aux défis. Par-là, l’ange lui lance une invitation au changement et au développement de sa personne. L’ange encourage Yaakov à comprendre que la capacité de diriger et de recevoir le nom « Israël » dépend de ses efforts pour confronter les défis et non les éviter.
Et à quel moment le nom « Israël » se réalise-t-il sur Yaakov ?
Lorsque Dina sort pour voir les filles du pays et est enlevée par Shechem fils de Hamor, Yaakov choisit de garder le silence et de négocier. Il reste attaché à ses anciennes méthodes, mais les fils de Yaakov, la génération suivante, comprennent que le moment est venu de mettre fin à cette approche. Ils déclarent « car une infamie a été commise sur Israël », et ce cri est le premier moment où le nom « Israël » s’inscrit dans la conscience collective de sa descendance.
Ainsi, uniquement après la guerre de Chimon et Lévi contre Shechem, lorsque les fils de Yaakov sont contraints de combattre pour leur honneur et leurs principes, l’Éternel se révèle à Yaakov et lui dit : « Ton nom ne sera plus Yaakov, mais Israël ». C’est le premier moment où le nom « Israël » s’inscrit dans la conscience du peuple, lorsque la nouvelle génération se dresse face aux défis de l’époque et cherche à transformer le cours des choses, à briser le cycle du silence et à agir avec force et courage. À ce moment, Yaakov s’élève au-delà de sa perspective personnelle et accepte l’identité qui le transforme en un peuple à part entière.
« Sois sans crainte ! »
Le récit de Yaakov, tel qu’interprété par le Rachbam, décrit sa tentative de fuir la mission divine, en cela quelque peu semblable à l’histoire de Yona. Mais À la différence de Yona, cette fuite provient d’un sentiment d’infériorité chez Yaakov, qui a obtenu ses ressources par la ruse et vécu dans un constant sentiment de dissimulation.
L’ange, en se tenant face à lui et le défiant, force Yaakov à se confronter à ses faiblesses intérieures. Lorsque Yaakov demande une bénédiction à l’ange, il saisit l’opportunité pour lui révéler sa véritable identité qui sera consacrée par son changement de nom en Israël. C’est un signe qu’il doit désormais cesser de s’appuyer sur la tromperie et se connecter à sa puissance intérieure.
Le prophète Yechaya fait résonner ce message, promettant à Yaakov l’élection divine : « Sois sans crainte, ô mon serviteur Yaakov, Yechouroun, mon élu ! » (Isaïe 44:2). La crainte de Yaakov était si intense qu’une prophétie explicite était nécessaire pour lui rendre sa confiance. L’Éternel souligne son choix de Yaakov, qui ne résulte pas d’une erreur ou d’une confusion d’Itshak, lui conférant ainsi le statut et l’intégrité qui lui reviennent. Aux yeux divins, Yaakov est Yechourun, figure d’intégrité et de détermination.